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Libération
Chronique "La cité des livres"

Alain Minc à l’Elysée

Chronique «La cité des livres»dossier
De Georges Pompidou à Emmanuel Macron en passant par François Mitterrand, Jacques Chirac et François Hollande, l’homme d’influence dresse une série de portraits nourris d’anecdotes et de conversations directes avec ceux qu’il a tour à tour conseillés et critiqués.
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publié le 30 juin 2020 à 19h11

Un homme d'influence juge les hommes de pouvoir. Depuis quelques décennies, Alain Minc murmure à l'oreille des puissants. Un murmure très public, puisqu'il dispense aussi ses conseils dans une kyrielle d'essais publiés au fil des ans. Mais un murmure qui l'a mis en relation plus ou moins intime avec une bonne moitié des présidents de la Ve République, ce qui en fait un discret témoin de l'époque. Souriant idéologue d'un libéralisme de droite ou de gauche selon les saisons, il dresse ainsi le portrait subjectif de «ses» présidents et met au service de cette histoire immédiate ses indiscutables qualités d'analyste bien introduit. Il en sort une galerie de tableaux souvent inattendus par leur angle d'attaque, nourris d'anecdotes et de conversations directes avec ceux qu'il a tour à tour conseillés et critiqués.

Le livre commence par une amende honorable : Minc fut anti-gaulliste et se reproche cette hostilité. Anti-gaulliste par ses parents, militants communistes historiques, qui vouent le Général aux gémonies, anti-gaulliste par adhésion aux idées de Pierre Mendès France, qui fut le vecteur d'une prudente rupture avec la tradition familiale. Chez ce géant tout d'une pièce, il relève surtout des contradictions, entre son amour de la France et son peu d'estime pour les Français, entre sa prescience des constantes de l'Histoire - Hitler perdra sa guerre comme Napoléon les siennes, la Grande-Bretagne préférera toujours le grand large, la Russie boira le communisme comme le buvard boit l'encre, etc. - et sa capacité d'imagination et de rupture contre toutes les apparences, entre sa vista des situations et ses erreurs grossières, sur la grève des mineurs ou sur Mai 68. Ces contradictions furent fécondes, dit-il, et la ductilité politique du Général lui a permis d'épouser son temps en le modelant. Il cite ce mot éclairant toute la sarcastique lucidité du Général : «Après ma mort, on construira une grande croix de Lorraine près de Colombey (un temps…). Elle appellera les lapins à la résistance.» Avec ce jugement final d'un Minc repentant : «Comment ai-je pu ne pas être gaulliste ? Ce manque de lucidité me hante rétrospectivement.»

Vient ensuite l'étonnante réhabilitation d'un homme qui a pâti de la gloire de son prédécesseur, Georges Pompidou, qu'on a parfois décrit en Sancho Pança prenant la place de Don Quichotte. Erreur totale, dit Minc. Georges Pompidou avait certes fait une guerre plutôt pépère, enseignant sceptique à l'heure où les gaullistes historiques choisissaient le combat. Mais il s'est imposé auprès du Général par ses insignes qualités, intelligence supérieure, culture éclectique et vaste, indépendance relative à l'égard de son mentor qui le tenait en haute estime. Georges Pompidou, en fait, n'a rien d'un dauphin prosaïque remplaçant un roi héroïque. Comme second du Général dans sa lutte pour revenir au pouvoir, comme Premier ministre pendant sept ans, puis comme président pendant presque cinq ans, il a dominé la politique intérieure française jusqu'en 1974, emporté par une précoce maladie, personnage clé des Trente Glorieuses et de l'établissement de la VRépublique qui nous gouverne encore aujourd'hui.

A l’inverse de tant de commentateurs en mal de clichés, Minc ne voit pas Mitterrand en Machiavel. Non qu’il l’absolve de son cynisme ou qu’il néglige sa redoutable habileté. Mais il loue sa sensibilité de romantique calculateur, qu’on décèle dans ses fidélités inattendues, dans sa passion pour la littérature ou encore dans sa correspondance émouvante avec Anne Pingeot et, surtout, dans la constance de certaines convictions, en matière européenne ou dans sa politique étrangère. François Mitterrand inaugure l’alternance, qui fait entrer dans le jeu une moitié de la France jusque-là tenue hors les murs. Mais il légitime et installe aussi une Constitution taillée pour le Général et qui a fait preuve de son étonnante souplesse. Il mène une politique imprudente - aux yeux de Minc - mais choisit avec constance et courage la construction européenne contre l’aventure solitaire et ratifie la posture gaullienne vis-à-vis du monde : solidarité avec le camp des démocraties, mais indépendance envers les Etats-Unis.

Le portrait le plus étonnant est celui de Jacques Chirac, qui détestait Alain Minc («je vous le laisse !» avait-il laissé tomber en réponse à Jospin qui citait devant lui ce soutien de Balladur). Lui écrivant une lettre sur l'incident de Jérusalem, quand Chirac avait houspillé le service d'ordre israélien, pour le féliciter, il est surpris de la longue missive qu'il reçoit en retour, qui l'impressionne par «sa profondeur historique, et sa dilection à l'égard du judaïsme». Un Chirac secret, donc, tout d'activisme infatigable et de «nihilisme psychologique». Chirac, homme de l'instant, voyait l'Histoire par millénaires, sûr de la vanité des choses et des êtres. «Il était du côté de ceux qui pensent qu'à la fin des fins, rien ne vaut rien et que, donc, seule la mort triomphe.»

Dernier coup de projecteur insolite, celui braqué sur François Hollande, qu'il tient pour «un journaliste en politique», cuirassé derrière un humour de tous les instants, empathique et manœuvrier, malheureux dans sa politique intérieure, mais aussitôt gratifié d'un brevet d'homme d'Etat dans ses décisions de politique extérieure et solide dans l'épreuve terroriste. Avec ce jugement final : son bilan est «bien meilleur dans la réalité que l'impression qu'il a lui-même donnée», et dont il ne «mérite pas le discrédit».

Reste Emmanuel Macron, dont il a mesuré avant tous l'ambition. Recevant ce jeune inspecteur des finances à son début, il lui pose la rituelle question : «Que serez-vous dans trente ans ? - Président de la République», répond l'autre, ce qui était aller droit au but. Macroniste revendiqué, Minc lui glisse un ultime conseil, imprimé celui-là : garder sa base européiste et centriste, et regagner sur sa gauche. Conseil suivi ? Les mois qui viennent permettront de mesurer l'aura réelle de l'homme d'influence.