Certes, il y a eu le surgissement théâtral des écologistes dans les métropoles ; certes, il y a eu la débâcle annoncée de la majorité, à l’exception intéressante d’Edouard Philippe ; certes, il y a eu la bonne résistance des socialistes, l’éternel effacement des communistes, la piètre absence des insoumis, le net reflux du Rassemblement national, estompé par l’émergence de Louis Aliot, la solidité locale confirmée de la droite classique malgré Marseille et Bordeaux. Tout cela pèse cependant bien peu à côté du phénomène massif et menaçant que constitue l’affaissement continu de la démocratie française. Car le 28 juin a marqué d’une pierre noire ce qui finit par ressembler à une désagrégation : 59 % d’abstention pour le second tour des élections municipales, les plus proches cependant des préoccupations quotidiennes des Français. Bien entendu, on dira que la pandémie a accentué le mouvement, que la campagne n’a pas vraiment eu lieu, que la distance entre les deux tours était dissuasive. Tout cela est vrai mais n’efface pas ce fait têtu, la participation électorale ne cesse de reculer implacablement. Au second tour de l’élection présidentielle, le quart des électeurs s’est abstenu, et plus de 10 % des Français ont voté blanc ou nul. Le président élu ne rassemble pas la moitié des électeurs inscrits. Aux élections législatives qui ont suivi, plus de la moitié des citoyens s’est abstenue. Le déclin de la participation ne cesse de s’accentuer. La démocratie représentative apparaît donc sérieusement malade, d’autant plus que la légitimité des dirigeants recule au même rythme que la participation électorale.
D’ailleurs, on le sait bien, l’image des gouvernants, quelle que soit leur étiquette politique, ne cesse de se dégrader. Les élus, les partis, les médias, les syndicats tous ont perdu prestige et reconnaissance. Le nombre des militants a fondu, le nombre des électeurs s’abaisse sans cesse et personne ne trouve grâce aux yeux des Français hormis quelques chanteurs, quelques acteurs, et quelques champions sportifs. Les citoyens sont persuadés que ceux qui cherchent ou exercent le pouvoir sont corrompus, incompétents et parfaitement indifférents au sort de leurs électeurs. Tout cela est parfaitement absurde mais n’incite pas les hommes et les femmes de talent à s’engager en politique. C’est un cercle vicieux. Les Français aiment de moins en moins leurs dirigeants et les plus aptes se détournent donc des affaires publiques. Plus les citoyens sont cruels, plus les élites s’éloignent de la politique. Dans ce pays si politique depuis si longtemps, les électeurs se montrent de plus en plus insatisfaits et les élus apparaissent de plus en plus fragiles. Visiblement, les alternances ne satisfont plus les désirs de changement ou de renouvellement. Les vagues se succèdent cependant en emportant les majorités et en décimant les sortants. Chaque élection ressemble aujourd’hui à une expiation.
En revanche, on voit bien les forces qui se proclament d’elles-mêmes «antisystème» se renforcer et essaimer. Elles prospèrent sur les réseaux sociaux, désormais source d’information favorite pour le quart des Français. Elles manifestent, elles protestent, elles dénoncent, sans proposer pour autant d’autres voix, d’autres solutions, d’autres régimes, d’autres sociétés. Elles savent ce qu’elles n’aiment pas - le monde qui est - mais elles ne savent pas ce qu’elles aiment - le monde qui vient. De leur côté, Rassemblement national et insoumis rejettent avec véhémence mais ne proposent pas avec vraisemblance. On aperçoit en somme une scène politique classique qui pâlit et dépérit sous les sarcasmes et les lazzis, et un univers politique parallèle, informel, chaotique qui de Facebook en Twitter proteste éructe, insulte, calomnie. D’un côté, une scène décriée, de l’autre, la passion du rejet. Les Verts sont-ils de taille à inventer une troisième voie entre un univers politique traditionnel discrédité et un univers politique parallèle fantasmé ? On peut le souhaiter mais ils ont tout à démontrer. Eux aussi ne peuvent aligner que des effectifs squelettiques et des dirigeants inexpérimentés. Peut-être se révéleront-ils, peut-être constatera-t-on que leurs idées neuves sont des idées justes mais, par principe, tout reste à prouver.
En attendant, leur idéologie, leurs aspirations, leurs exigences vont maintenant, là où ils viennent de conquérir le pouvoir, affronter la réalité. Ce sera au moins une expérience inédite, comme l’est celle de la Convention citoyenne qui vient d’accoucher de ces 150 mesures. Il est prévu que celles-ci doivent se traduire sans attendre par un essaim de décrets, de projets de loi, peut-être de référendums. Il est envisagé que d’autres conventions voient le jour. Elles seraient bien utiles, par exemple à propos des rapports entre police, justice et citoyens. En somme, les Verts portent au moins une nouvelle utopie et les Conventions de citoyens expérimentent une nouvelle méthode. Dans les deux cas, on réinvente à tâtons une démocratie semi-directe. Prothèses face à l’effacement de la démocratie française ou parapet d’argile face à la tentation du populisme chauvin ?
AU REVOIR ALAIN
Depuis quelque trente années, Alain Duhamel livre à Libération sa vision de l'actualité hebdomadaire. Analyste au long cours, polémiste à ses heures, nanti d'une plume sûre et d'une culture politique sans pareille, il est, depuis que Serge July lui avait proposé cette chronique, un de nos collaborateurs les plus fidèles. De Mitterrand à Macron, il a commenté pour nous cinq ou six règnes, vingt crises politiques, cent rebondissements de la vie publique. Alain Duhamel ne pensait pas toujours comme nous ? Il était là pour ça : un journal comme Libération, aux valeurs affirmées, ne craint ni le pluralisme ni la contradiction. Ces vues différentes - ou complémentaires -, Alain les exprimait avec clarté et brio, appuyé sur une profondeur historique constante. Il souhaite aujourd'hui mieux profiter de la vie, après une riche histoire commune. Nous regretterons ce compagnon courtois, chaleureux et érudit, cet observateur distancié et précis des jeux du pouvoir et de la société. A sa manière, sans forcément partager nos opinions, il a défendu la cause de Libération. Qu'il en soit remercié du fond du cœur.
Laurent Joffrin