On parlait d’«environnement», mot badin si l’on y songe : ce qui est aux environs, ce qui nous entoure, pépie et froufroute, devait faire l’objet de notre paternelle sollicitude, car les pluies acides menaçaient les arbres tandis que les chasseurs décimaient les oiseaux. Il fallait «sauver la planète» et protéger les petits rhinolophes. Curieux anthropocentrisme : la «planète» a accompli ses révolutions (au sens astronomique !) pendant des milliards d’années sans nous, et poursuivra ses ellipses après notre extinction avec toute la sérénité du minéral. Ce n’est pas la question : c’est pour cela que l’on ne parle plus d’environnement. Le taux de pesticides dans nos urines montre bien que la ligne de partage entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’organique et l’inorganique est ténue, voire inexistante. On parlait de «pollution» : on n’en est plus là. Même l’expression de «développement durable», qui était naguère une provocation de khmer vert, et que plus personne de sérieux n’emploie, appartient désormais au vocabulaire de la droite.
Ce n’est pas «la planète» qui est menacée, c’est le vivant, et dans le vivant, il y a nous. Ce qui est en jeu, ce sont les conditions d’habitabilité de la planète, cet improbable miracle géo-atmosphérique qui - jusqu’à plus ample informé - a permis sur la Terre seule la splendeur du développement cellulaire.
C'est dans la seconde moitié du XIXe siècle que la biologie, cette science nouvelle, prend conscience de ce miracle : à un moment donné, en raison de conditions de température et de pression singulières, l'inorganique donne naissance à l'organique, et l'organique suit son propre chemin, difficile et chatoyant, kaléidoscopique et fractal. Ce miracle, plus personne ne le voyait depuis longtemps. On avait fait des corps des machines, des animaux des outils, des forêts des fonds d'énergie à exploiter ou des obstacles à araser. Au moment où la biologie s'intéresse aux cellules et - corollaire - à l'évolution, le monde mécanique créé par l'homme est déjà devenu un facteur géologique : la machine à vapeur est si puissante que l'être humain tranche les montagnes, crée des mégalopoles industrielles, colonise le monde. A la fin du XIXe siècle, la conscience d'une erreur et d'un désastre possible émerge : aux Etats-Unis, on fonde les premiers parcs naturels tandis que de nouveaux saint François, comme le génial John Muir, dont Alexis Jenni nous conte la vie et l'âme dans un superbe récit, parlent aux animaux. En France, c'est dès 1854 que la Société nationale de protection de la nature (SNPN) est fondée. En Allemagne, les partisans d'une «réforme de la vie» (Lebensreform) s'effraient de l'industrialisation à marche forcée du jeune Reich. Ils en voient tous les travers : aliénation, artificialisation, pollution atmosphérique, mais aussi lumineuse et sonore… Ils pensent une modernité alternative : la paix, la pédagogie sans coups, le naturisme, les coopératives de vie et de production… C'est la catastrophe de la Grande Guerre qui tue dans l'œuf ce futur désirable, ce possible finalement non advenu : l'heure est à la production frénétique, à la mobilisation industrielle, au massacre généralisé et à la dévastation. Massacre des hommes (10 millions de morts au front, quasiment le double en comptant les populations civiles), des animaux requis par l'armée ou happés par les combats (des chevaux aux pigeons), destruction des territoires, rendus stériles par le feu et la chimie des bombardements et des gaz.
La «guerre» a fait taire les pionniers, les poètes et les prophètes, ceux qui, avant tout le monde, avaient vu juste : la puissance du calcul, la recherche du profit et l’outil industriel non contrôlé aboutissent au désastre. 1914-1918 a été le premier rendez-vous manqué entre l’homme et le vivant. Le second eut lieu à la fin des années 70 : dans le sillage de 1968, la décennie a marqué une prise de conscience. L’aliénation consumériste, le nihilisme matérialiste et la «pollution» généralisée étaient tellement pris au sérieux qu’un homme comme Richard Nixon, créateur du ministère américain de l’Environnement, ou Georges Pompidou (idem en France) passeraient, auprès de nos gouvernants-managers actuels, pour des originaux en sarouel. Aux Etats-Unis, on préparait le passage au tout-solaire !
Mais la «crise» et la chute du taux de profit eurent raison de ces ambitions. La révolution néolibérale emporta tout, et l'heure fut à l'argent facile, dérégulé, sans conscience ni frontière. Un autre rendez-vous raté que raconte Nathaniel Rich dans Perdre la Terre. Aujourd'hui, avec l'accélération palpable des dérèglements géoclimatiques, l'insurrection légitime de la jeunesse et la «vague verte», l'heure est au troisième rendez-vous. Ce sera le dernier.
Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo-Plumauzille et Johann Chapoutot.