Tribune. Une bataille interprétative des municipales est lancée depuis dimanche qui nuance la vision urbano-centrée d'une vague verte ayant submergé le pays. Le sens prêté aux élections compte souvent plus que leurs résultats, surtout quand approche le scrutin qui matrice toute notre vie politique (l'élection présidentielle). Les élections municipales sont par excellence un scrutin difficile à déchiffrer tant elles additionnent des milliers de consultations locales obéissant à des logiques propres et correspondant à des strates démographiques difficiles à comparer. Mais l'exégèse électorale est cette fois-ci encore plus complexe qu'à l'accoutumée tant le scrutin apparaît hors du commun et échappe au modèle classique des élections «intermédiaires».
Dans une tribune datée du 20 janvier, nous annoncions une élection «illisible» politiquement. Si certaines lignes de force se dégagent, la tendance s'est confirmée. Ces élections municipales sont à l'image d'un paysage politique particulièrement éclaté et polarisé. En 2008 et 2014, la sanction du gouvernement en place était la signification politique saillante. Cette grille nationale a perdu de sa pertinence. Certes, La République en marche a été largement désavouée alors même qu'une forme de macronisme municipal s'est imposée un peu partout (l'apolitisme gestionnaire et a-partisan est devenu la norme). Le mouvement du président de la République essuie une défaite cuisante mais, faute de sortants, le scrutin n'a pas vraiment activé un rejet du gouvernement en place. L'élection a été largement dénationalisée, ce qui a conféré une prime très forte aux sortants.
Depuis dimanche, beaucoup d’observateurs oublient qu’il y a eu un premier tour… et n’analysent que le second. Or, en mars, 30 000 maires ont été élus dès le premier tour (un record). Ces élections municipales sont marquées par une très forte stabilité du pouvoir local (en dépit des nombreuses alternances observées dans les métropoles au second tour). La droite a engrangé dès mars d’innombrables victoires. Elle demeure à l’issue du scrutin, malgré les pertes de premier plan comme Bordeaux et peut-être Marseille, la principale force politique locale : 60 % des villes de plus de 9 000 habitants sont dirigées par la droite.
Ce réseau de villes moyennes compte médiatiquement moins que les trophées métropolitains emportés par les écologistes mais joue un rôle de structuration partisane au moins aussi décisif. L’analyse vaut aussi pour le PS, qui se stabilise après l’effondrement de 2017. Sa résilience tient plus que jamais à son ancrage municipal. Cette résistance locale des partis du vieux monde est-elle annonciatrice d’un regain national ? Rien n’est moins sûr.
Ce qui frappe dans ces élections, c’est la désarticulation entre les arènes politiques locales et nationales.Emmanuel Macron et Marine Le Pen restent largement favoris pour l’élection présidentielle de 2020 alors même que leurs mouvements n’ont qu’une implantation locale évanescente. Les victoires nationales ne semblent plus se construire localement, même si les dynamiques unitaires construites par le bas lors de ces élections dessinent des perspectives de rassemblement intéressantes pour la gauche. Engagés dans la lutte pour le leadership à gauche, les écologistes cherchent à nationaliser les enseignements du scrutin au risque de les déformer. La poussée verte est incontestable mais elle est encastrée dans une géographie et une sociologie singulières qui risquent de fonctionner en trompe-l’œil.
Dans des villes aussi bourgeoises que Bordeaux ou Annecy, les candidats EE-LV n’ont pu être élus que grâce à l’appoint d’électeurs de La République en marche. Pas sûr qu’ils changent de camp lors de la prochaine élection présidentielle… A gauche, le risque est grand de reconfigurer les rapports de force en fonction des enseignements de victoires très urbaines dans un contexte de forte abstention et de désertion électorale des catégories populaires.
Si «faire parler» les électeurs n’est pas simple au terme de ce cru municipal 2020, n’oublions surtout pas que la grande majorité d’entre eux sont restés muets. Quel sens donner à un scrutin marqué par une démobilisation aussi massive ? La retenue et la prudence doivent être de mise. Un enseignement du scrutin s’impose ainsi de manière incontestable : la démocratie locale sort fortement abîmée de cette élection. Le phénomène n’est pas que conjoncturel. Le virus a bien sûr découragé les électeurs. Mais la baisse très forte de la participation s’inscrit aussi dans une tendance ancienne de montée de l’abstention.
De plus en plus de citoyens se détournent d’un scrutin pourtant présenté comme «de proximité». La décision de maintenir le premier tour et d’organiser à toute force le second avant l’été (pour ne pas être contraint de réorganiser l’ensemble du cycle électoral) a été une manière de piétiner la démocratie locale. Au final, la légitimité des maires (élus avec très souvent moins de 20 % des électeurs inscrits) est précaire. Elle risque d’être fortement contestée dans les années qui viennent alors que les édiles vont être confrontés à des enjeux politiquement très sensibles liés à la transition écologique (comment imposer des pistes cyclables quand on a été aussi mal élu ?). C’est plus généralement la légitimité de la procédure électorale qui sort affaiblie de cette séquence municipale.
Qu’Emmanuel Macron envisage le report des élections régionales après l’élection présidentielle contre la promesse vendue aux élus d’un big-bang territorial pour des raisons purement tactiques (éviter une seconde débâcle électorale dans six mois) en dit long sur la démonétisation et l’instrumentalisation des élections. La démocratie territoriale semble passer par pertes et profits.