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Interview

Fresque de Stains : «C’est toujours ce qu’on censure qui se voit le plus»

Le préfet de Seine-Saint-Denis a mis en demeure vendredi Azzeddine Taïbi, le maire PCF de Stains, de modifier une partie de la fresque dénonçant les violences policières. Pour Agnès Tricoire, avocate et membre de la LDH, cette décision est une censure politique, «illégitime et illégale».
Assa Traoré, la sœur d’Adama, à Stains le 22 juin. (Photo Benoit Tessier. Reuters)
par Clara Hage
publié le 8 juillet 2020 à 17h06

La fresque inaugurée mi-juin à Stains (Seine-Saint-Denis) par un collectif d'artistes à la demande du maire PCF Azzeddine Taïbi représente les visages de George Floyd et d'Adama Traoré, deux hommes noirs qui ont trouvé la mort lors d'une altercation policière, aux Etats-Unis et en France. L'inscription «Contre le racisme et les violences policières» qui la surplombe a suscité de vives contestations de la part du syndicat de police Alliance, encouragé par les propos de Christophe Castaner, alors ministre de l'Intérieur, qui dénonçait un «amalgame honteux entre racisme, violence et forces de l'ordre».

Le préfet de Seine-Saint-Denis a ordonné vendredi d'effacer le mot «policières» associé à «violences». Une censure politique qui fait taire le débat sur l'impunité dont jouissent certains policiers dans l'exercice de leurs fonctions, selon Agnès Tricoire, avocate spécialisée dans le droit de la propriété intellectuelle et membre de la Ligue des droits de l'homme (LDH). Pour elle, enlever un mot de la fresque traduit une volonté politique, sinon de contrevenir à la liberté de création, du moins d'effacer une part de réel qui existe au sein de l'institution policière.

Dans la nuit de vendredi à samedi, la fresque a été vandalisée et le maire a déclaré vouloir déposer plainte «contre X pour dégradation sur un bien public».

Cette affaire intervient dans un contexte où l’on débat de la légitimité de certaines statues ou certaines plaques de rues à rester dans l’espace public, compte tenu de leur charge symbolique controversée. Emmanuel Macron a affirmé que «la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire». Pourtant, pour ce qui est de la fresque de Stains, les autorités ordonnent d’en effacer un mot…

Le rapport n’est pas évident car, dans certains cas, il s’agit d’œuvres qui sont dans l’espace public depuis extrêmement longtemps, et sont la conséquence de choix politiques faits à l’époque sur les représentations. C’est tout à fait logique qu’on puisse discuter de la pertinence d’une représentation quand elle soutient une opinion ou une action qui aujourd’hui heurte et choque, et la recontextualiser.

On peut comprendre qu’il y ait un débat autour de la fresque. Que des policiers s’indignent ou ne la comprennent pas, c’est un débat normal en démocratie. Mais exiger que ne soient pas évoquées les violences policières n’est pas admissible. Ce n’est pas en effaçant une partie du présent qu’on règle les problèmes. Le présent, c’est ce qu’on vit tous, tous ensemble, tous les jours. Il y a un réel problème d’impunité et d’excès d’usage de la force par la police. C’est un problème de société dont il est urgent de débattre et c’est ce que la fresque dénonce. La Cour européenne des droits de l’homme considère que tout ce qui concerne les débats d’intérêt général ne saurait être restreint. La façon dont la police se comporte avec ses concitoyens est un débat d’intérêt général et il doit avoir lieu.

Juridiquement, cette mise en demeure émanant du politique contrevient au principe de la liberté de création artistique ?

Oui, car il n'appartient pas au préfet de restreindre la liberté de création et d'expression et d'ordonner de modifier une fresque. La fresque ne heurte aucune disposition légale, et si tel était le cas, le préfet n'a pas à se substituer aux tribunaux. Selon lui, les fonctionnaires de la police ont un double motif d'être offensés par la fresque parce qu'ils «luttent avec courage et dévouement contre la violence et le racisme tous les jours» et parce que les forces de l'ordre sont républicaines, elles sont donc incompatibles avec les notions de «violence» et de «racisme». C'est adopter complètement le point de vue du syndicat de police Alliance. Or l'offense pour des policiers devrait être qu'il y a dans la police des éléments racistes ou qui commettent des violences disproportionnées. Ceux-là devraient être sanctionnés, conformément au code de déontologie de la police, ce qui la mettrait à l'abri d'une généralisation qui n'est pas justifiée.

Une police républicaine ne devrait pas tolérer et absoudre les comportements racistes ou disproportionnés dans l’usage de la force, de la contrainte et de la violence. Dire cela n’est pas remettre en question la dignité de la police, bien au contraire. Alliance fait du mal à la police en réclamant l’interdiction de ce débat. Quand le préfet écrit de sa main au maire de Stains en lui demandant d’enlever un mot d’une fresque, il se transforme en censeur. Au-delà du fait que c’est illégitime et illégal, c’est une demande complètement ridicule : c’est toujours ce qu’on censure qui se voit le plus.

La fresque a suscité de vives réactions d’indignation jusqu’aux sommets de l’Etat. Qu’est-ce que cela dit du rapport actuel entre le politique et l’institution de la police ?

D'abord, il n'est pas rare d'avoir des interventions variées d'autorités publiques, d'élus, de préfets demandant de censurer des œuvres artistiques. L'Observatoire de la liberté de création [organisme créé par la LDH, ndlr] en recense plusieurs exemples dans son guide pratique, l'Œuvre face à ses censeurs (1). En général, ils sont démentis par les tribunaux. Heureusement, la censure d'une œuvre devant les tribunaux a très mauvais genre car la liberté d'expression et de création est primordiale et le public a le droit de se faire sa propre opinion. Ce n'est pas un enfant à qui il faut cacher des choses.

Le problème, c’est que l’instance de contrôle de la police n’a aucune distance et que nous avons des ministres de l’Intérieur qui, au lieu de sanctionner les «dérapages», contribuent à les recouvrir de cendres. Par ailleurs, la justice est inéquitable dans les affaires de violences policières. Les autorités protègent les autorités. Cette fresque n’injurie ou n’humilie personne. Elle fait juste le parallèle entre un homme noir, mort étouffé aux Etats-Unis par des policiers, qui eux ont été mis en examen, ont été sanctionnés et ont perdu leur poste, et un homme noir en France qui est mort sous le contrôle de la police, dans des conditions qui font l’objet d’une instruction avec des opinions contradictoires et avec des policiers qui démentent avoir commis un acte répréhensible. On peut ne pas partager ce rapprochement. On ne peut l’interdire.

(1) La Scène, 2020, 452 pp., 24 €.