Quelle drôle d’idée. Consacrer une année au déplacement, lequel ne cesse d’être accusé de tous les maux, jusqu’à être finalement banni, prohibé par nos sociétés pour la première fois de nos petites existences : il fallait un certain sens de la contradiction et de l’absurde. Quelle drôle d’idée, la phrase nous tourne de toute façon autour depuis longtemps. Quelle drôle d’idée cette vie sans meubles, sans ville fixe, sans enfants. Quelle drôle d’idée de partir à 20 ans avec un pote au lieu d’aller étudier comme tout le monde. Quelle drôle d’idée d’habiter là, ici, nulle part, pour se retrouver finalement un soir assis sur les marches en bas de chez soi, le visage en larmes entre les mains parce qu’on n’a pas de maison - tu l’as bien cherché, non ? Quelle drôle d’idée, m’ont soufflé ces deux amis dans ce bar obscur quand je leur ai dit qu’on repartait en Asie - encore ? Pourquoi ? Tu n’y es pas déjà allé ? En Asie, si, mais vous savez, c’est grand. J’ai essayé maladroitement d’expliquer, les phrases je les avais pour m’en être souvent servi, mais elles sonnaient creux, elles tombaient à côté, j’ai renoncé.
On est partis. Peu importe les réticences des autres, on avait déjà assez avec les nôtres : la nouveauté de ce voyage-ci, ce fut la perte d’innocence (applicable désormais à tous les domaines de nos existences). On ne peut plus faire comme si l’on ne savait pas. C’est ce que l’on reprochera toujours à nos aînés : nous avoir vilement ôté cette possibilité d’une jouissance, d’une légèreté, dont ils ont tant usé qu’on ne peut plus s’en servir. Ils nous ont, en revanche, laissé un monde en miettes qu’il s’agira de redresser. Merci, les gars ! On ne peut plus, donc, brûler du carbone ou de l’essence, quadriller, explorer (jusque-là c’est plutôt bien), mais on ne peut pas non plus voyager, manger, ne rien faire, oublier, regarder ailleurs, simplement profiter, comme si on ne connaissait pas les conséquences de nos actes, comme s’il n’y avait pas urgence. Et c’est une bonne chose. Et c’est une chose terrible.
Alors ce fut un voyage pour et contre, et en ce sens passionnant aussi. Avant que cela bascule dans autre chose encore, avec cette mémorable année «20-20». Sous l’effet d’une infection contractée à 2 350 kilomètres de là où nous nous trouvions alors, en Birmanie, qui se transforma en affolante pandémie, le monde entier, pour la première fois de l’histoire moderne, se retrouva entièrement bloqué, les frontières closes, et le mouvement des humains (en particulier des riches, ceux qui prennent l’avion) accusé à juste titre d’être le vecteur de l’épidémie. Et nous voilà là, au milieu, nos sacs sur le dos, pris dans la nasse, privés de mouvement mais en voulant encore, tentant de justifier l’injustifiable, voulant voir encore quand il n’est plus l’heure de voir, voulant bouger encore comme le voudrait un mort. Quelle drôle d’idée, quand même, voyager en 2019, alors voyager en 2020, n’en parlons pas, c’est interdit par la loi.
Par de logiques vases communicants, je consacre mes romans - enfin, je crois - à l'idée de mouvement, qu'elle se loge dans la forme, dans les thèmes, qu'elle anime les personnages ou le roman lui-même. Le roman que je finissais d'écrire cette année, pendant ce voyage, le Grand Vertige, était censé accueillir, autant que possible, la carte du monde en son sein. Je voulais également consacrer ces chroniques bimensuelles à cet élan du voyage. Quelle drôle d'idée. Tout à coup les paradigmes se renversent et le mouvement devient criminel, la liberté coupable, le souci collectif passe par l'effacement de soi, la survie passe par l'immobilité. Et voilà que la réflexion que j'essayais timidement de mener se trouve rayée de la carte. Pourtant, alors que je la croyais définitivement écartée, la voilà qui ressurgit par la fenêtre, car elle était en réalité au cœur du problème : comment articuler local et global, changements de sols et de paradigmes, larges mouvements politiques et immobilités géographiques ? J'avais pensé au mouvement permanent des plantes et des êtres, des molécules et des planètes, comme une réponse possible à nos errements (en tout cas celle apportée par un de mes personnages, à laquelle je souscris). Le mouvement permanent est la loi universelle, de laquelle seuls les êtres humains ont cru un moment pouvoir s'extraire, ce qui les a menés dans l'impasse actuelle. Il nous faudrait dès lors retrouver un accord, oublier notre idée d'un château fort, d'une société hors-sol, et nous lier autrement, avec de nouvelles alliances, aux rhizomes du vivant. La crise écologique, sanitaire, politique ne nous le dit-elle pas chaque jour ?
Alors, que faire aujourd’hui de nos désirs, de nos élans ? Faudra-t-il que le voyage soit lui aussi limité ? Oui. Faudra-t-il pour autant renoncer à notre soif de monde, à ce mouvement qui nous porte et qui est l’une des raisons d’être de notre espèce ? Je ne crois pas. Nous pourrions danser sur nos deux pieds. Le défi justement se loge là : comment transformer notre soif en adhésion, notre avidité en curiosité, notre cupidité en alliances et en négociations ? On ne veut plus détruire ni envahir, mais on ne veut pas pour autant renoncer au monde. L’affaire du siècle, ce sera aussi ça.
Il est 19 h 25 à Barcelone, ce mardi 7 juillet 2020. Le ciel est haut, d’un bleu violent, traversé seulement par le vol léger des mouettes - plus de striures d’avions, ou presque. J’observe le ballet, les mains sous la tête. La ville reprend lentement vie après cette épreuve. Une mouette se pose sur le rebord de la terrasse. On est heureux d’être ici, comme on l’était là-bas. Une rumeur s’élève comme chaque soir de la calle Blai, quartier de Poble Sec. Barcelone est notre maison depuis des années déjà. Pourquoi ? C’est une question d’air, de sensations, de souffle, c’est une question de textures et de peaux. Je regarde les oiseaux tournoyer dans le ciel. Je ferme les yeux. Je suis là. Je suis rentré chez moi.