«Hic sunt dracones». La locution latine, qui signifie «ici sont des dragons», figurait – paraît-il – sur les cartes médiévales à l'endroit des espaces non encore explorés. Aujourd'hui, aucun espace terrestre n'échappe tout à fait à la connaissance humaine. Mais par bien des aspects, la Capitol Hill Autonomous Zone (CHAZ) était un espace hors carte, peuplé de dragons aux yeux de certains.
À Capitol Hill, quartier de Seattle à la longue histoire militante, les protestations consécutives à la mort de George Floyd ont pris une ampleur inédite. Le 9 juin, après plusieurs nuits de violents face-à-face entre les manifestants et la police, les forces de l’ordre ont déserté le commissariat de l’est de la ville.
(c) chaz.zone
Des militants de Black Lives Matter ont alors occupé les lieux: six «blocks» autour du commissariat abandonné ont été le théâtre de trois semaines d’expérimentation politique – la CHAZ devenant en cours de route la CHOP (Capitol Hill Occupied Protest).
Au programme: nourriture gratuite, centre médical, projection de films en plein air et assemblées citoyennes. Parmi les 30 revendications élaborées durant ces réunions figurent le démantèlement de la police et l'amnistie des manifestants, mais aussi la suppression des prisons pour enfants et le contrôle des loyers.
Face à l’État et aux promoteurs immobiliers
Comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, cette zone autonome apparue au cœur de la capitale de l´État de Washington échappe à notre espace mental, conditionné par plus de trois siècles de logique stato-nationale. Nous peinons à concevoir l'espace autrement qu'occupé par des États, réalité pourtant récente à l'échelle de l'histoire humaine – elle émerge à la fin du Moyen-Âge et se cimente au 19e siècle. Le monde est aujourd'hui une mosaïque de territoires nationaux, des aires clairement délimitées sur lesquelles des gouvernements exercent une souveraineté politique et juridique au nom d'un peuple.
Pas surprenant que Donald Trump ait réagi en qualifiant les activistes de Seattle d'anarchistes et de terroristes, termes pour lui approximativement synonymes. Même la maire démocrate de Seattle a fini par ordonner l'évacuation de la CHAZ le 1er juillet.
Jenny Durkan, bien que favorable à la CHAZ et à certaines de ses revendications, avait dès le début souligné le caractère temporaire de l’occupation. Après plusieurs fusillades nocturnes, dont une meurtrière, elle a déclaré illégal tout rassemblement dans le secteur et envoyé une centaine de policiers reprendre le contrôle du commissariat et de ses environs – avec des dizaines d’arrestations à la clé.
L’État et ses émanations n’ont pas été les seuls ennemis de la CHAZ et d’autres catégories d’acteurs se sont activées pour mettre fin à l’occupation et exiger le retour à la normale. Le 24 juin, des commerces et des propriétaires du quartier ont engagé une action en justice contre la ville de Seattle, réclamant l’évacuation de la zone et une indemnisation pour les pertes occasionnées par l’occupation. Dans le même temps, une association de commerces voisins proclamait sur les réseaux sociaux: «We’re not CHOP.»
Un autre espace est possible
La convergence de ces discours illustre ce que le philosophe Henri Lefebvre a nommé le «consensus spatial». L'idéologie dominante présente l'espace tel que nous le connaissons comme le seul possible. Or, c'est la thèse de Lefebvre dans La Production de l'espace, publié en 1974, l'espace n'est pas une donnée a priori mais une «production»: les exigences des sociétés capitalistes produisent un espace – et un temps – en même temps que des rapports sociaux spécifiques.
La «normalité» exigée par les commerçants de Seattle correspond à un type d’aménagement consensuel parmi les dirigeants et les urbanistes car il répond à des attentes qui semblent aller de soi. L’espace urbain doit permettre de produire et de consommer, pas de débattre publiquement des affaires de la cité, encore moins de repeindre le sol ou de regarder des films.
Lorsque les plaignants parlent de restaurer l'espace public, ils expriment une certaine conception de l'espace public, comme ceux qui, en 2016, réclamaient l'évacuation de la place de la République occupée par Nuit debout. Un tel espace «public» est, dans les faits, ouvert à un certain public et hostile à des catégories de population comme les sans-abri et les Afro-Américains.
Contre ce consensus, les occupants de la CHAZ ont appliqué un autre enseignement de Lefebvre: «‘Changer la vie’, ‘changer la société’, cela ne veut rien dire s’il n’y a pas production d’un espace approprié.» À l’échelle d’un quartier, ils ont tenté de repenser, en actes, l’espace urbain et la démocratie.
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