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Blog «Géographies en mouvement»

"Par les sommets, je suis aux limites du globe"

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Cédric Gras vient de publier "Alpinistes de Staline", un livre poignant qu'on sent écrit par un géographe qui parcourt la Terre depuis tant d'années. L'occasion de revenir sur un parcours passionnant et une lecture du monde inédite.
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publié le 12 juillet 2020 à 20h44
(mis à jour le 13 juillet 2020 à 10h23)

Géographies en mouvement : Ton dernier livre a fait l'objet d'un très bel article dans Libération. Comment viens-tu à la géographie ? Hasard ? Passion des cartes ? Déjà l'envie de tracer quelques voyages ?

Cédric Gras : Le peu de géographie qu’on nous enseigne au lycée a suffi à me mettre ce mot en tête lorsqu’il s’est agit de me choisir une orientation supérieure. Quand j’y pense, c’est remarquable ! L’écrasante majorité de mes camarades de classe détestaient cette matière caricaturée en liste de capitales à apprendre par cœur ! J’avais encore peu voyagé mais les cartes étaient mon terrain de jeu estival, en montagne notamment. Pour le reste, la géographie, avec son cocktail de rigueur (démographie, économie, cartographie) et d’intangible (représentations, cultures) était l’alliance rêvée pour comprendre le monde en laissant toutes les portes ouvertes.

La question du moment : où as-tu été confiné ? Pas trop difficile, l’expérience de la réclusion ?

En Touraine, chez ma mère. Comme disait Kessel, un écrivain voyageur est nomade la moitié de l’année et sédentaire le reste du temps. L’expérience de la réclusion est tout à fait connue de celui qui écrit. Je n’avais évidemment pas choisi la période mais je m’y suis résigné avec habitude. D’autant que j’étais en Arctique jusqu’au 17 mars… Cela dit, je me suis demandé si la France aurait été confinée n’eût été la Chine avant elle. Tout le monde a fait preuve de mimétisme dans cette affaire. Si le Covid était d’abord apparu en France, aurait-on eu l’idée de confiner de suite ? J’ai eu l’impression que ce n’était pas une idée de chez nous… Quelque chose qui n’appartenait pas à notre culture…

Une citation qui me hante de Baudelaire : «Les vrais voyageurs sont ceux-là qui partent pour partir.» Est-ce cela ?

Oui, oui, je crois qu’il a raison. Il faut cesser de se chercher des raisons. On a le droit d’aimer se promener ! La promenade du dimanche à l’échelle d’une saison, d’une année, c’est cela le voyage ! Une certaine errance, l’amour de la route où qu’elle mène, comme l’ont célébré tant d’écrivains…

La géographie amplifie-t-elle le plaisir du voyage?

C’est une lecture du monde. On voyage pour mieux le décrypter. A une autre époque, j’aurais fait œuvre d’exploration. Quelqu’un a appelé cela la « géographie primaire ». Aujourd’hui, on fait des découvertes moins brute et plus subtile. On actualise les connaissances qu’on a sur le monde. Celui-ci est en perpétuelle transformation. C’est le lot de chaque génération que de mettre à jour la géographie ! De témoigner de son époque… Et même si cela paraît moins épique que les grandes découvertes !

Grimper, un des sujets de ton livre «Alpinistes de Staline». Quelle est, pour toi, la vraie raison que les humains se donnent pour grimper sur des sommets ? On peut prendre en compte la psychologie?

C'est l'éternelle question de l'alpinisme. Adrénaline, défi physique, risque… Faire du sport dans un cadre plus beau qu'un gymnase ou un stade ? Mon livre, Alpinistes de Staline parle surtout de haute altitude. Personnellement, je vois là-dedans une élévation à tous les sens du terme. Les bouts du monde, ce ne sont ni les caps, ni les finisterres. Le bout du monde sur un une Terre ronde, c'est ce qui tend vers le ciel. Voilà d'ailleurs pourquoi nos aïeuls ont souvent mis des croix là-haut… Quand je vais par les sommets, je me promène aux frontières de notre globe. Je suis aux limites du globe…

L’Ukraine, un pays que tu connais bien et que nous connaissons mal. Que pourrais-tu dire à des étudiants qui voudraient y aller?

L’Ukraine est un pays mal en point, dont la jeunesse émigre. Il s’y passe quelque chose qui questionne la géographie à tout point de vue, de la géopolitique la plus complexe à l’économie la plus brute en passant par les représentations mentales les plus torturées… A ce titre c’est passionnant. Mais le conseil que j’ai à donner est le même que pour d’autres destinations. Ne jamais négliger l’apprentissage, même rudimentaire, de la langue d’un pays. Un voyage n’en est pas tout à fait un lorsqu’il n’est fait que par les yeux et sans échange ou oreille indiscrète.

Le Japon à nouveau endeuillé à Kuyshu. Comment vivre dans une telle insécurité physique ? Quelles sont les ressources des humains qui habitent en des lieux réputés «dangereux»?

Les hommes ne sont pas plus égaux devant le milieu géographique que devant le reste… Les Japonais vivent dangereusement ! C’est aussi cela qui forge les cultures et contribue à la richesse de l’humanité. L’aménagement, l’ingéniosité, la résignation voire la religion, voilà les armes de l’homme, toujours entre rigueur cartésienne et recours mystique. Encore une fois, la géographie, c’est cela, une science humaine, dans toute l’oxymore de l’expression !