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Blog «Humeurs noires»

Benjamine Weill : « L'enjeu est de proposer une alternative aux discours politiques des partis »

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La philosophe et spécialiste des questions liées au travail social, propose une rétrospective de l'activisme politique du milieu hip hop, premier à s'emparer des sujets comme le racisme et les violences policières à ses risques et périls déjà.
Marche organisée en mémoire d'Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise, le 18 juillet 2020 afp.com - Bertrand GUAY
par
publié le 21 juillet 2020 à 15h39
(mis à jour le 23 juillet 2020 à 0h04)

Par Benjamine Weill *

Depuis plus de 20 ans, des thématiques telles que la violence policière sont les rengaines préférées du rap français. Pourtant, il faudra attendre 2020 pour que le débat devienne enfin public. Alors que depuis les années 90, ceux qui n’ont eu de cesse de les pointer du doigts ont été quasi systématiquement inquiétés (annulation de concert, procès, appel au boycott, à la censure), il semble qu’un petit hommage aux premiers de cordées de la lutte contre toutes les formes de ségrégation s’impose.

Déjà parce qu’en France, cette question est prégnante depuis plusieurs années et parce qu’elle ne s’arrête pas au « Black Lives Matter », mais bien comme on le voit à chaque manifestation malheureusement désormais aux violences exercées par la police. Aujourd’hui force est de l’admettre, beaucoup ne se sentent pas en sécurité face à la police nationale, celle qui éborgne, celle qui étouffe, celle qui agresse sexuellement sans être inquiétée.

Le rap collectif contre le racisme | Saveur Bitume #4 | ARTE © ARTE

Le premier épisode marquant date de l’époque où Jean Louis Debré est ministre de l’Intérieur pour Jacques Chirac. Alors que depuis quelques années les activistes s’invitent dans le débat public à l’initiative du MIB (Mouvement Immigration Banlieues) pour dénoncer la fermeture des frontières et le délit de faciès à l’œuvre dans les quartiers, le nommant déjà «Racisme d’Etat», un morceau collectif de 11 minutes 30 est enregistré sous l’impulsion de Jean François Richet et de ses acolytes.

Dès l'intro, ce dernier accompagné de Madj (DJ d'Assassin) sont explicites : « Loi Deferre, loi Joxe, lois Pasqua ou Debré, une seule logique : la chasse à l'immigré. […] Un Etat raciste ne peut que créer des lois racistes. Alors assez de l'antiracisme folklorique et bon enfant dans l'euphorie des jours de fête. Régularisation immédiate de tous les immigrés sans papiers et de leurs familles. Abrogation de toutes les lois racistes régissant le séjour des immigrés en France. Nous revendiquons l'émancipation de tous les exploités de ce pays. Qu'ils soient français ou immigrés. »

11’30 contre les lois racistes Akhenaton Freeman Mystik Assassin Fabe Passi Stomy © farfax safait mal

Dans la foulée, cette même année, sort une compilation au titre explicite : POLICE produite par Artikal. A travers ces chroniques des violences policières toutes inspirées de faits réels, la question n’est pas de donner le bons ou les mauvais points mais bien de saisir que rien ne justifie que la police nie les droits fondamentaux d’un citoyen. Il suffit qu’un le fasse pour que toute la profession soit entachée. Lorsqu’elle le fait, c’est l’Etat, à savoir nous tous, qu’elle salit. La police, en tant que force incarnant l’exécutif, ne peut nier la citoyenneté d’aucun d’entre nous, sans quoi, c’est la citoyenneté de tous qui est en péril.

La Police est une institution qui représente l’ensemble sociétal que nous formons. A ce titre, elle a un devoir d’exemplarité trop souvent omis. L’individu-citoyen ne peut qu’être perdant face à l’institution, c’est pourquoi il doit TOUJOURS être préservé et protégé de la violence exercée par l’institution (d’où le Défenseur des droits qui s’est lui-même prononcé récemment sur la question).

Police - 01 Le monde à l’envers - P.O.R.C. © Floresmagon1873

Dans les années qui ont suivi, certains groupes en ont même fait un objet de recherche et de chroniques sociales, presque une maraude tant que le discours n’intègre pas réellement l’opinion publique. Comment faire passer le message à ceux, qui coûte que coûte, le nient ? Comment faire comprendre que l’enjeu n’est pas de monter les populations contre l’institution, mais d’amener l’institution à respecter sa fonction première ? Comment cesser cette inversion systématique entre la victime et l’auteur ? Comment cesser la criminalisation des quartiers populaires et des jeunes issus de l’immigration ?

Pour en sortir, encore faudrait il faire un véritable travail de mémoire, faire preuve d’honnêteté intellectuelle et surtout accepter que nos institutions ne répondent plus à leur devise initiale : liberté, égalité, fraternité.

C’est un des sujets favoris de La Rumeur, composé de Ekoué et de Hamé qui en font une bannière au point de se retrouver régulièrement en procès depuis 2004 pour une phrase : « des centaines d’entre nous sont tombés sous les balles de la police » considérée comme diffamatoire.

Interview de Ekoué et Hamé du groupe La Rumeur - Archive INA © Ina Talk Shows

S'en suit en 2008, la fameuse lettre à la République de Kery James, qui s'ouvre sur « Lettre à la République, à tous ces racistes à la tolérance hypocrite ». L'idée est d'ouvrir les yeux à ceux qui continuent de se faire croire que République et monde des bisounours sont synonymes. Oui, la base républicaine était « venez comme vous êtes », mais la belle idée s'est vue mise à mal par la réalité. Beaucoup continuent pourtant de se faire croire que la France n'est pas raciste. Puisque nos références théoriques disent que nous ne le sommes pas, ça suffit non ?

Vieux relents de l’idéalisme philosophique occidentale si marqué en France. Doux rêve des universalistes qui pensent que celui-ci est un fait admis et non une perspective à suivre. Théoriquement les citoyens sont égaux en droits, mais force est de constater tous les jours que c’est faux et surtout que les institutions qui le garantissent sont les premières à jouer contre. Pire, cela ne risque pas d’arriver ainsi…

Toujours l’enjeu est de proposer une alternative aux discours politiques des partis et non de se les approprier, voire de les soutenir. Peser dans le débat public ne signifie pas forcément y prendre part en termes de gouvernance. C’est l’avènement de l’arrière garde, celle qui agit, celle qui voit, observe sans stratégie et ne s’en laisse pas compter des discours sur la tolérance à la Voltaire.(...)

Kery James - Lettre à la République (Clip officiel) © Kery James

* Benjamine Weill est philosophe et essayiste. Elle est également consultante, formatrice, accompagnatrice d'équipe dans le secteur social et médico-social. Son premier ouvrage « Chef de service dans le secteur social et médico-social : Enjeux, rôles et stratégies d'encadrement » est paru en 2013 aux éditions Dunod. Son deuxième ouvrage « Le Hip hop comme expérience esthétique fondamentale » est paru aux éditions Êres en 2018.