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Blog «Humeurs noires»

​Le vrai monde d’après était pendant

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L'historien Arthur-Louis Cingualte dresse après le confinement un constat fataliste : nous revendiquons et sommes trop ce monde actuel pour prétendre en élaborer un nouveau.
A Rome, le 13 mars. Photo Guglielmo Mangiapane. Reuters
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publié le 23 juillet 2020 à 1h07
(mis à jour le 9 septembre 2020 à 17h35)

Par Arthur-Louis Cingualte*

Le monde d’après était partout où on n’était pas

Et pourtant aujourd’hui encore on s’emploie à ignorer cette évidence. Malgré le temps exceptionnel dont nous avons disposé pour y réfléchir, on fait comme si rien ne s’était passé. Sans ménager les efforts et le sérieux, on continue à s’ingénier à débattre au sujet de sa forme et à multiplier les considérations sur les conditions nécessaires à son règne. Le cœur gonflé d’espoir, milliards de vigies improvisées aux sommets des premiers promontoires venus, nous sommes tous là à scruter l’horizon, la main en visière et les yeux plissés, là à le chercher au loin, à essayer de le voir venir alors qu’il est tout simplement déjà passé.

Il suffisait juste de passer nos têtes de confinés par la fenêtre pour s’en rendre compte : le monde d’après était partout où on n’était pas. Mais les délires pyrotechniques et les fantasmes scientistes se sont trop accumulés à son endroit pour que l’on ait pu se satisfaire d’un spectacle aussi désarmant.

Singes, sangliers, cerfs, loups, dauphins, etc… devant les formidables défilés d’animaux qui sont passés dehors en grandes pompes dans un silence préhistorique, nous n’avons en effet su voir que de quoi nous vautrer mollement dans l’attendrissement. Abrutis par la tyrannie du « cute » nous sommes devenus incapables d’observer un animal pour ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire, hors de la biologie élémentaire, un totem.

Après nous il n’y aura aucun déluge - nous sommes le déluge

Nous nous sommes amusés de l’aspect « surnaturel » des images du puma dans les rues de Santiago ou d’une délégation caprine dans une petite ville galloise, alors qu’elles ne s’employaient qu’à exprimer le naturel dans toute sa splendeur. Dans un monde qui commence à peine à se familiariser avec le concept d’effondrement le memento mori, l’enseignement qui gouvernait auparavant l’appréciation de toutes les « nature morte » siège maintenant dans chaque image qui montre une nature vivante.

Comme nous, la Terre elle-aussi hallucine des impressions de déjà-vu. A la façon de ces sortes de failles spatiotemporelles qui existent autour de Tchernobyl et de Fukushima les défilés animaux étaient pareil à des fenêtres ouvertes sur le futur ; un futur qui – comme toutes les véritables visions du futur qui se respectent – est en forme de retour à une époque, archaïque et enchantée, d’avant les hommes.

Il faut donc bien se rendre à l’évidence : il n’y aura pas de monde d’après avec nous. Le monde d’après, puisqu’il est un monde d’avant, se fera sans nous. Nous revendiquons et sommes trop ce monde actuel pour prétendre en élaborer un nouveau. Ça serait trop facile et cosmiquement presque impossible. Après nous il n’y aura aucun déluge - nous sommes le déluge ; un déluge plus de CO2 que de H2O.

La situation est triste mais tout ce fatalisme n’empêche pas de trouver du réconfort ailleurs. « Sais-tu jeune fille que « c’est le monde qui passe », et non pas « nous qui passons » ? Le monde passera, il est déjà passé. Et nous demeurerons ensemble éternellement. » Ecoutons l’écrivain russe Vassili Rozanov, appliquons-nous à essayer de concevoir l’après spirituellement. Avec un peu de chance et d’opiniâtreté peut-être alors l’après adviendra physiquement.

*Historien de l'art, Arthur-Louis Cingualte contribue depuis quelques années à diverses revues consacrées au cinéma et à l'image (la Septième Obsession notamment). Il est l'auteur de «L'Evangile Selon Nick Cave» (éditions de l'Eclisse) et prépare deux nouveaux livres : l'un sur les 1001 Nuits, l'autre sur Scarlett Johansson.