Certes, le chemin parcouru est immense. Ainsi, en mars dernier, la simple évocation de lancer des « coronabonds », c'est-à-dire d'emprunts européens destinés à aider financièrement les pays les plus touchés par les conséquences de la pandémie de coronavirus, suscitait encore des hurlements des pays du nord, en Allemagne en particulier. Ainsi, le 23 mars, à la veille du sommet du 26, Peter Altmaier, le ministre allemand de l'Économie et proche parmi les proches d'Angela Merkel, s'est fait menaçant face à la volonté française de remettre le sujet de la mutualisation des dettes sur le tapis : « je déconseille à qui que ce soit d'en reparler »… Une doctrine allemande aussi ancienne que la monnaie unique et répétée par la chancelière allemande lors de la crise de la zone euro de 2010-2012 où la pression, notamment des marchés, était forte : « aussi longtemps que je vivrai », l'Europe ne mutualisera pas ses dettes, du passé ou de l'avenir, promettait-elle aux députés de son groupe en juin 2012.
Pour les autoproclamés « vertueux » du nord, chacun reste responsable de ses dettes nationales. L’argument n’est pas seulement financier, il est aussi démocratique : les dépenses espagnoles n’étant pas contrôlées par les citoyens allemands, ils ne peuvent en être responsables. Mais il ne résiste guère à l’analyse dès lors qu’il s’agit de mutualiser de nouvelles dettes contractées dans l’intérêt communautaire et qu’elles peuvent être contrôlées par le Parlement européen. De plus, n’est-il pas normal qu’il y ait un budget redistributif conséquent entre les États partageant une même monnaie et au sein d’un marché unique sans barrière douanière ? Quoi de plus normal que ceux qui en profitent le plus, en l’occurrence les pays du nord, aident les plus à la peine à rattraper leur retard économique ? L’Union n’a jamais été conçue pour fonctionner au profit de quelques-uns.
C’est au début du mois de mai que Berlin a pris conscience que l’ampleur de la récession due aux politiques de confinement risquait de faire exploser l’Union : pourquoi les pays les plus touchés économiquement resteraient-ils dans une Europe qui ne les protège pas ? Pourquoi laisser, par exemple, les entreprises allemandes, qui ont bénéficié de 500 milliards d’aides d’État (sur les 1000 milliards accordés par les Vingt-sept) pour faire face à la crise, leur tailler des croupières sur leur territoire ? Pourquoi rester dans l’euro dont la sous-évaluation pour les pays du nord leur permet de dégager des excédents massifs de capitaux qui ne sont pas réinvestis en Europe ? Combien de temps avant qu’un Salvini parvienne au pouvoir en dénonçant le nouveau Reich allemand ravageant l’Europe ?
Face à ce danger géopolitique, Berlin s’est finalement ralliée, le 13 mai, à la proposition française d’une mutualisation partielle des dettes issues du coronavirus. Mais, ce plan de relance 750 milliards d’euros est temporaire, comme ne cessent de le répéter les Allemands : dans 3 ans, il aura épuisé ses effets, même si les remboursements s’étaleront sur 30 ans. On veut croire à Paris qu’il s’agit d’un « précédent » : « on l’a fait une fois, on sait désormais le faire, ça va créer de la confiance lorsque tous les pays verront que ces dépenses ont été utiles pour créer une reprise rapide », explique-t-on dans l’entourage du chef de l’État. Un pari dont rien ne garantit le succès. D’autant que le remboursement, qui se fera via le budget européen pour les 390 milliards de subventions, va être compliqué : augmenter son enveloppe, alors qu’il est alimenté essentiellement par des contributions nationales, n’ira pas de soi, pas plus que de créer de nouvelles ressources propres ou impôts européens (taxe carbone, numérique, sur les transactions financières, etc.) dont même l’Allemagne ne veut pas. Autant dire qu’il y a un risque que l’on taille dans les dépenses européennes à partir de 2024 pour rembourser cet emprunt et donc que la solidarité financière n’ait été qu’un feu de paille... Pour qu’il y ait un « moment hamiltonien » durable, encore faudrait-il des institutions fédérales qui décident seules et non un aréopage de chefs d’État et de gouvernement prenant des décisions à l’unanimité. Que seraient devenus les États-Unis si les 50 gouverneurs des États décidaient par consensus ?