Premièrement, parce qu’un classique se relit bien plus qu’il ne se lit tant il est notoire. Deuxièmement, parce qu’un texte classique se revisite scientifiquement en permanence dans une double perspective : redécouvrir le propos, d’une part, et, d’autre part sa tradition littéraire – c’est-à-dire les mutations dans l’édition, la diffusion et la réception du texte. Car comme tout grand classique, les Mémoires d’Equiano ont connu de nombreuses éditions et différentes fortunes depuis leur première parution à Londres en 1789. Troisièmement, parce que ce texte est moins connu dans les mondes francophones que dans les mondes anglophones.
Pour y rémédier, les éditions du Mercure de France les ont rééditées dans leur collection « Le Temps retrouvé » (consacré à la réédition de Mémoires des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles). Le Mercure de France a confié à Régine Mfoumou-Arthur le soin d'en proposer une édition traduite de l'anglais, éditée et annotée en français, pour mieux faire connaître ce texte fondateur. Régine Mfoumou-Arthur est la plus grande spécialiste francophone d'Equiano : elle s'emploie depuis plus de deux décennies à faire connaître ce texte et son analyse critique académique dans les mondes francophones des Caraïbes, d'Afrique et d'Europe.
Naturellement, il est impossible de retenir toutes les grandes idées que fait surgir un tel classique en quelques lignes. En revanche, il est possible de lire avec Régine Mfoumou-Arthur quelques grandes lignes directrices qui permettent de lire au XXIe siècle cet ouvrage pour mieux le mettre en perspective historique et littéraire. Ces deux dimensions ne sont pas dissociables. Son œuvre mêle intimement le fond et la forme.
Il signe de son vrai nom : Olaudah Equiano (1745-1797) ; et non du nom que lui avaient donné ses premiers maîtres, Gustave Vassa (en référence au roi de Suède). Il s'agit en tout premier lieu – et c'est un point fondamental pour le pacte autobiographique qu'il signe avec ses Mémoires – d'afficher et d'affirmer son identité personnelle au XVIIIe siècle qui consacre dans l'Europe libérale la notion d'individu.
Ensuite, c'est un homme mûr d'une quarantaine d'années qui, en prenant la plume, franchit une nouvelle étape dans son combat anti-esclavagiste. Igbo originaire du Biafra, réduit en esclavage à sa prime adolescence, il effectue le « Passage du Milieu » et se retrouve esclave dans des plantations en Virginie avant d'être revendu et de devenir marin durant la guerre de Sept Ans (1756-1763). Il finit par acheter sa liberté en 1766 pour 40 livres, qu'il a lui-même gagné et économisé. Il exerce comme homme libre plusieurs métiers, sillonnant les espaces Atlantique (Amérique, Antilles, îles britanniques, Afrique Atlantique, etc .). Figure de la lutte abolitionniste, il est – entre autres choses – lié à la première expédition d'installation d'affranchis à Freetown. Ses premiers répertoires de revendication abolitionniste appartiennent au domaine humaniste et religieux (il s'est converti au protestantisme) : il lutte pour faire reconnaître les esclaves comme des êtres humains et non des marchandises. Dans les années 1780, il complète sa condamnation de l'esclavage en recourant à des arguments économiques dans une Angleterre libérale et qui amorce sa révolution industrielle.
En 1789, Equiano est devenue une véritable personnalité publique londonienne, forgée dans une culture que l'on qualifie aujourd'hui de « connectée » : il a de son temps et des mondes Atlantique une expérience, une compréhension et une conscience très avancées – certainement plus que nombre de ses contemporains toutes situations sociales confondues. Il est aussi une personnalité reconnue dans les cercles abolitionnistes anglais… qui le pressent d'écrire ses Mémoires. Elles paraissent dans ces circonstances en 1789 sous le titre The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa the African, written by himself. Chaque mot du titre est pesé: le « narrative » qui fait écho au genre littéraire d'Ancien Régime de la « relation » ; la signature Olaudah Equiano ; et surtout « by himself ». Peut-être est-ce là l'un des éléments les plus révolutionnaires de son titre. Car il contient tout le pacte autobiographique – et toute la force politique de l'écriture au siècle des Lumières.
Et c'est là que se niche le caractère éminemment moderne du livre d'Equiano. Il n'est pas « simplement » le témoignage d'un esclave Africain sur sa condition dans le concert abolitionniste. Avec l'expérience encyclopédique, le pacte autobiographique trouve une place singulière en ce XVIIIe siècle : Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau sont traditionnellement prises comme l'illustration archétypale. Sans surprise, les esclavagistes attaquent ce livre en contestant ce pacte autobiographique, en niant l'authenticité du témoignage d'Equiano, en refusant sa véracité. Et c'est sur ce point qu'Equiano remporte techniquement le combat face à ses détracteurs. Voilà pourquoi le pacte autobiographique consacre dans la forme et dans le fond la modernité du combat d'Equiano : affirmation de son identité d'ancien esclave (l'individu), d'un combat politique qui va à l'encontre de toutes les pratiques esclavagistes du XVIIIe siècle (l'abolitionnisme), et du format le plus innovant pour faire voir et entendre son message politique (l'autobiographie).
Pour tout cela, et pour de nombreuses autres raisons, il faut relire les Mémoires d'Equiano pour voir sous un autre angle autant l'histoire de l'esclavage, du XVIIIe siècle, que l'histoire politico-littéraire du siècle des Lumières. Equiano contribue, de manière toute particulière, à forger le pacte autobiographique. Il mériterait de figurer un peu plus souvent parmi les « Classiques » des Lumières.
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