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Blog «Géographies en mouvement»

«Le monde rincé de son exotisme» (Henri Michaux)

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La disparition de Gilles Lapouge, géographe dans l’âme et l’écriture, me rappelle un débat que nous avions eu avec lui, autour de Jean-Louis Tissier et son ancien étudiant Emmanuel Lézy, en compagnie de Jean-Marc Besse. C’est Lapouge qui citait ce mot de Michaux en guise d’avertissement.
Exotisme pour Occidentaux (Vietnam)
publié le 4 août 2020 à 15h20
(mis à jour le 5 août 2020 à 9h54)

Nous étions près d'une centaine, en nage sous la chaleur, entassés au premier étage du Café de Flore à Paris, le 29 mai 2001. La géographe Maud Lasseur a donné un merveilleux écho de cette soirée autour du thème du voyage. Sachant que la géographie scientifique contemporaine tient plutôt le voyage «à distance». Contrairement à l'anthropologue (M. Augé, C. Lévi-Strauss), au sociologue (J.-D. Urbain), à l'historien (J. Chesnaux, D. Roche), le géographe «en voyageur est difficile à distinguer dans les flux de passagers...» (A. Frémont) (1).

Pour Jean-Louis Tissier, «on peut retrouver quelques traces du voyage dans la »boîte noire« des géographes, leurs carnets de terrain , notes et dessins, plus souvent encore sur leurs photos et les commentaires qui les accompagnent.« Le premier exemple est celui des carnets de P. Vidal de La Blache. De retour d'une large traversée, à l'automne 1904, il note «un plaisir spécial à caractère géographique de voir en six semaines à la volée une section du globe terrestre, un raid en Pullman, le Pullman est favorable à la réflexion». Trente ans après, un best seller méconnu de la géographie formalise à la fois l'observation et la perméabilité. C'est Le petit guide du voyageur actif de Pierre Deffontaines qui propose en 1936 au moment où naît le tourisme populaire, des conseils des attitudes pour mettre à profit le droit reconnu à la mobilité. Un dernier rappel, celui d'une oeuvre de géographe, tendue par l'expérience du voyage, Noirs et Blancs de Jacques Weulersse, un récit de voyage en Afrique centrale et australe, cas unique, qui «tient la route» face à A. Gide, A. Londres et G. Simenon.

La géographie, science-friction

Aujourd'hui, le voyage, les voyageurs sont transformés en flux; parcourant des réseaux, ils obéissent à des lois de la gravitation, ils sont des particules élémentaires, pour reprendre l'expression de Houellebecq et, à ce titre, sont dépourvus d'états d'âmes. L'espace est compris, expliqué, sans plis pour ménager d'éventuelles surprises... «Des correspondances fonctionnent entre les composantes de la culture géographique et les circonstances de lieu, de formes de l'écoumène traversé. Ne faudrait-il pas envisager la géographie comme une science-friction, en provoquant la rencontre tonique entre le savoir et la rugosité du monde ?» (J.-L. Tissier)

«Les plus grands géographes sont aveugles»

Gilles Lapouge [2], écrivain voyageur, a découvert la géographie en 1942, à Marseille, où il suivait les enseignements d'Ernest Bénévent. «Ses cours consistaient à nous initier à la lecture des cartes d'état-Major... J'avoue que je m'intéressais davantage aux paysages que m'offraient les trajets en tramway entre Aix et Marseille». Il y eut toutefois une seconde découverte. À Manosque, le bureau de Jean Giono regorgeait de cartes. L'auteur prétendait écrire ses romans sans quitter sa demeure; la carte lui aurait permis de percevoir plus de la réalité qu'une vision directe. «Lorsqu'il se déplaçait vers le lieu sur lequel il travaillait, c'était pour contempler les nuages...». La carte permet un voyage immobile et c'est cette faculté de sédentarité qui semble opposer le géographe au voyageur. Dès lors, le voyage est-il inutile, dangereux ? Songeons à ce terrible mot d'Henri Michaux : «Le monde est rincé de son exotisme. Il ne peut plus y avoir de voyage...» (Ecuador : journal de voyage).

Gilles Lapouge s’étonnait du nombre de géographes et voyageurs malvoyants, à commencer par Homère, comme on aurait pu citer Vermeer, grand myope qui peint avec une chambre noire. Comment se vit le désir de voir ?

Pour Jean-Marc Besse, «la douleur réside dans la question paradoxale que tout homme se pose face au voyage : Où aller quand on ne peut aller partout ? Quel fragment du monde arpenter lorsque l'on cherche, comme Pétrarque, «le vrai lieu, le seul lieu où enfin je pourrais être» ? Il y a, dans le voyage, cette alliance du plaisir et de la frustration.»

Une fois en voyage, le gyrovague bénéficie de la géographie se présentant justement, au cours de son histoire, comme un outil pour ne pas se perdre. Les cartes et les guides permettent d'écarter les risques. La beauté des cartes, la qualité des guides permettent de voyager mentalement. «Elle explique le tout, replace le fragment dans l'ensemble

«Voyager dans la perception que les autres ont du monde»

Pour Emmanuel Lézy, géographe et voyageur, »le voyage est d'abord une rencontre. Il s'agit moins de connaître que d'aimer. De ce point de vue, la cécité est sans doute un atout«. Elle oblige à une rencontre profonde, qui passe par la voix, l'aura, la communion avec l'autre et avec les lieux. «En Amazonie, on est tous aveugles» : la forêt est une nuit, un lieu où disparaissent les horizontales, où tout n'est qu'ombre et verticalité. On s'y déplace à tâtons, guidé par un Indien qui semble suivre d'autres repères que l'horizon et le ciel pour s'orienter. Trimballé, malmené, épuisé, on sent la valeur et la douleur des lieux, dans un vertige de sensations, d'hallucinations olfactives et auditives. C'est l'égarement... Et subitement, l'entrée dans la savane, la lumière, le sentiment de liberté... Cette limite forêt-savane, ce n'est pas la carte ou la biogéographie qui peuvent en rendre compte !

Le voyage géographique a changé, il n'est plus seulement un déplacement horizontal. Il est aussi un voyage dans la perception que les autres ont du monde. Un voyage vertical. Dans des régions de faible densité, la rencontre providentielle avec un homme est toujours une envolée, la relation qui se tisse est toujours plus dense. Si on utilise des psychotropes locaux, ils permettent l'exploration d'un autre niveau de conscience et un rapprochement de nature spirituelle. C'est un transport hors du corps, un trip. «Le géographe est toujours un homme qui transgresse les limites (au sens propre comme au figuré...)». Enfin, partager un art, c'est ouvrir un espace commun, un lieu intermédiaire de rencontre. Le voyage se rapproche de la sexualité. Il n'est pas une excitation personnelle mais une communion avec l'autre. Comme l'homme avec la sexualité, les géographes ont une relation ambiguë avec le voyage. «On n'en parle pas mais on en rêve...». à croire que nombre de géographes le sont devenus précisément pour légitimer leurs fantasmes de voyage... Cette légitimité, pour Emmanuel Lézy, réside dans le «truchement», la médiation culturelle (en référence aux «lâchages» d'enfants européens dans des villages d'Afrique ou d'Amérique latine, aux premiers temps de la colonisation, qui visaient à en faire des médiateurs entre deux mondes encore ignorants l'un de l'autre). Car le voyage doit aboutir à créer «une humanité communicante». Il n'est pas une fuite individuelle mais un déplacement circulaire. Le premier cercle serait la lecture, prétexte, anticipation, support au voyage. Le second est dessiné par le déplacement physique. Le troisième, c'est le retour et l'écriture, qui est une forme de «rachat», le moyen de passer de l'expérience égoïste à l'expérience généreuse.

Débat

N’avons-nous pas un peu oublié ce voyageur moderne qu’est... le touriste ?

Il me semble que nous avons oublié de parler, ce soir, de tous les voyages « loupés ». Je ne peux m'empêcher de penser aux premiers mots de Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs ».Ce qui caractérise notre époque, à mon sens, c'est le voyage loupé, le touriste qui ne voyage pas vraiment.

- E. Lézy : Pour moi, le seul voyage loupé, c’est celui dont on ne revient pas, duquel on ne raconte rien.

M. Muszlak : On peut aussi dire que le touriste entre dans le monde, tandis que le voyageur laisse entrer le monde en lui. Je reprends l'image de l'aveugle : il faut distinguer le «voyage vu» du «voyage vécu». Pour beaucoup, le voyage se limite à une simple reconnaissance de ce qu'on a déjà vu, notamment dans les films documentaires. C'est une différence de taille avec les voyages du passé qui étaient de découverte. J'ai été frappé de constater que deux intervenants sur quatre avaient lu leurs notes ce soir. Nous sommes pré-fabriqués, pré-programmés. Voyager, c'est accepter de se perdre. Cela va à l'encontre de la fameuse formule : «ce voyage était très enrichissant« ! –

C. Cabasset : Il me semble même que la perte de soi est une chance pour le géographe et le voyageur. Non un danger. C’est un moyen de comprendre, de se fondre avec l’autre.

Question à Gilles Lapouge : Et que pensez-vous de l'introduction de la vitesse dans le voyage ? - Il faut accepter toutes les vitesses. Toutefois, la différence entre le voyageur et le touriste est la lenteur du premier, le fait qu'il marche et invente sa trajectoire au fur et à mesure. La vitesse est contraire au projet d'avoir un aperçu un peu plus précis du monde...

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(1) Sous le titre «Le géographe et le voyage», Le magazine du Centre G. Pompidou, n°94, 1996.

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Une grande palette de débats au Café géo sur le site dédié

« Ma géographie n'a jamais passé l'âge de raison. Elle stagne dans celui des merveilles. C'est la géographie d'un flâneur, d'un flâneur des deux rives, mais principalement de l'autre rive, une géographie d'image d'Epinal et de Vase de Soissons, une géographie de dessin d'enfant, d'odeur de craie et de tableau noir, de sources, avec de gros soleils jaunes pleins de rayons, des nuages crémeux et des prairies des quatre saisons. Elle emprunte les chemins vicinaux. Elle voit des îles dans le ciel. Elle croit que les vents sont un pays. Je voudrais faire la géographie des ombres de l'automne. Une géographie pour oiseaux et pour marmottes. Elle avance sur des routes qui n'existent plus et sont enfouies sous deux siècles, trois siècles, d'humus, d'histoire et de mort. Elle considère que les cimetières sont un ingrédient de la géographie, au même titre que les marées, les montagnes ou les brises de mer, et comme aussi le gel, les bouvreuils, les gulf stream, les bois flottés de la Patagonie qui ont découvert l'Europe bien avant que Christophe Colomb ne rencontre l'Amérique. » Gilles Lapouge

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