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Libération
Chronique «Economiques»

Comment on a éradiqué le virus… de la polio en Afrique

C’est historique : la polio pourrait être la deuxième maladie infectieuse, après la variole, que l’humanité aura réussi à vaincre. Une entreprise longue, coûteuse et qui surtout doit être coordonnée à l’échelle internationale.
(PREPRESSE3)
publié le 31 août 2020 à 17h16

Alors que tous les regards sont focalisés sur le Covid-19, une information est passée presque inaperçue, alors que c’est une formidable nouvelle : après avoir constaté l’absence de cas pendant trois ans, l’OMS a annoncé que la polio était officiellement éradiquée d’Afrique. Le virus qui, à la fin du siècle dernier, frappait encore de manière massive et brutale les populations africaines, et qui, chaque année, conduisait 75 000 enfants à devenir paralysés à vie, ne circule plus dans sa forme sauvage. On estime ainsi que, depuis 1996, les campagnes intensives de vaccination ont permis d’éviter près de 2 millions de paralysies, et 180 000 décès, la plupart d’enfants. Près de 90 % de la population mondiale vit désormais dans une région du monde débarrassée de cette maladie. Seuls deux pays, le Pakistan et l’Afghanistan, connaissent encore quelques cas, qui se comptent en dizaines par an. Si ces pays parviennent également à annuler la transmission spontanée du virus, le monde sera libéré à jamais de ce fléau. Après la variole il y a quarante ans, la polio sera la deuxième maladie infectieuse que l’humanité aura réussi à éradiquer, libérant ainsi la population à la fois de la maladie, et de la nécessité de se vacciner.

Mais la partie n’est pas encore gagnée. L’éradication d’une maladie infectieuse nécessite de vacciner une part suffisamment importante de la population, et de maintenir cet effort suffisamment longtemps. Une telle politique publique se heurte à de nombreuses difficultés. La première réside dans le fait que plus on se rapproche de l’objectif, plus il est difficile de progresser. Car la vaccination n’est pas sans coût ni, parfois, sans risque. Outre la mobilisation d’équipes de soins devant intervenir dans des zones parfois éloignées, dans des contextes parfois dangereux, outre le coût de fabrication des vaccins, et de la chaîne logistique devant assurer la plus grande sécurité du produit, certains vaccins sont issus de formes atténuées de la maladie, et peuvent, notamment au sein de populations vivant dans des conditions sanitaires ou d’hygiène peu favorables, entraîner quelques cas. Ces cas, même s’ils sont rarissimes, sont perturbants : alors même que la maladie ne circule plus de manière spontanée, ils peuvent générer le sentiment que le vaccin est plus dangereux que la maladie contre laquelle il doit protéger. Mais l’analyse en termes de bénéfices-risques est pourtant sans ambiguïté. Tant que le virus reste actif quelque part dans le monde, un pays où la proportion de personnes vaccinées diminue court le risque d’une reprise des contaminations, d’abord importées, puis au sein du pays lui-même. Ainsi la France ou l’Italie, pays où les mouvements antivaccinations sont particulièrement virulents, voient chaque année des enfants frappés par la rougeole ou des adolescents mourir de méningite. C’est seulement lorsqu’un virus a disparu de la planète entière qu’on peut enfin relâcher l’effort, et cesser de se vacciner.

Ce problème illustre un deuxième point critique : la prise en compte du long terme. Le troisième point est bien connu : la vaccination est l’exemple paradigmatique d’un comportement individuel bénéfique non seulement pour celle ou celui qui se vaccine, mais également pour les autres. Prise en compte du long terme, effets externes positifs : aucune chance que le jeu spontané du marché conduise à une situation satisfaisante.

L’éradication de la polio du continent africain démontre qu’une action collective résolue est malgré tout possible. En l’occurrence, l’effort est soutenu depuis quarante ans, mais a connu deux accélérations sensibles : la première à la fin des années 1990, lorsque les pays du G7 et la Commission européenne ont rejoint un consortium international fortement impulsé par Nelson Mandela, associant des partenaires publics et privés ; la deuxième accélération, tout aussi déterminante, date de 2008, année où les bienfaiteurs privés ont nettement accru leurs dons. En particulier, la Fondation Gates a augmenté ses contributions de 20 à plus 200 millions de dollars par an. L’effort total consacré à la lutte contre la polio a ainsi bénéficié, sur les 33 dernières années, de 17 milliards de dollars d’investissement, dont 38 % versés par les pays du G7 et l’Europe, et 34 % par des donateurs privés à but philanthropique. Au-delà des montants investis, le partenariat international public-privé mis en œuvre est également parvenu à rendre le vaccin disponible au plus faible prix. Cela n’allait pas de soi : pour un fabricant de vaccins, contribuer au succès d’une campagne d’éradication revient à se priver de profits futurs, puisque l’élimination du virus éteint, avec la maladie, toute demande pour s’en protéger. L’annonce de l’OMS montre toutefois que des actions coordonnées permettent de dépasser de tels intérêts privés, au bénéfice de tous.

Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.