Voici venu le temps du procès. En pleine pandémie de Covid-19, alors que les Français sont désormais davantage préoccupés par le risque sanitaire que le risque terroriste, les voilà soudainement ramenés à ces premiers jours de la funeste année 2015. Bien que les accusés aient dans l'ensemble plus à voir avec les meurtres d'Amedy Coulibaly à Montrouge et à l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes que ceux des frères Kouachi, c'est d'abord le souvenir de l'attentat de Charlie Hebdo, du fait de sa force symbolique et de l'ampleur de la réaction qu'il a, à lui seul, déclenché dès le 7 janvier 2015, que ce procès ravive. Et avec lui cette interrogation lancinante, qui revient ces jours-ci comme à chaque anniversaire des attentats : que reste-t-il du slogan «Je suis Charlie» ? Qui est toujours «Charlie» aujourd'hui ?
La question a déjà fait couler beaucoup d’encre et animé bien des débats télévisés. Pourtant, disons-le franchement : d’un point de vue sociologique, elle n’a aucun sens. Le sociologue américain Randall Collins, pionnier de l’étude des réactions aux attentats, fut le premier à l’établir clairement : l’élan de solidarité que fait naître une attaque terroriste, aussi énorme soit-il, n’a qu’un temps relativement court. Il ne dure que quelques mois tout au plus. Même aux Etats-Unis après le 11-Septembre, la plupart des drapeaux exhibés en signe de solidarité avec les victimes au lendemain des attentats avaient disparu au bout de neuf mois. Ainsi le symbole «Je suis Charlie» de Joachim Roncin est-il bien rare dans l’espace public aujourd’hui, alors qu’il était omniprésent dans les rues, aux fenêtres, sur les portes de bureau ou les réseaux sociaux il y a cinq ans.
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Le mouvement «Je suis Charlie» ne pouvait donc être que fugace. C’est un fait sociologique. Et qu’il n’en reste pour ainsi dire rien aujourd’hui, si ce n’est des souvenirs, est tout à fait normal. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui y ont pris part se sont reniés, ni qu’ils seraient demain insensibles à un nouvel attentat contre des journalistes. Mais tout simplement qu’ils ont repris le cours de leur vie, qu’ils sont passés à autre chose – sans que cela ôte quoi que ce soit à l’intensité de ce qu’ils ont ressenti en janvier 2015.
On peut alors toujours payer des instituts de sondage pour demander aux Français s'ils se sentent toujours Charlie, histoire de nourrir le débat. Mais ce faisant, comme le soulignait Pierre Bourdieu dans son célèbre texte l'Opinion publique n'existe pas, on ne fait rien d'autre que de construire un artefact statistique, sans rapport avec la réalité sociale. On pose en effet aux Français une question qu'ils ne se posent pas eux-mêmes aujourd'hui, où ils ont bien d'autres préoccupations (telles que la rentrée scolaire ou le retour au travail par temps de pandémie, par exemple…) et probablement, pour nombre d'entre eux, mieux à faire que de s'intéresser aux débats sur qui est toujours Charlie ou pas.
Récurrence du débat
Il faut dire aussi que ces débats ont de quoi mettre mal à l’aise. Si la formule «Je suis Charlie» a eu un tel succès en janvier 2015, c’est aussi qu’elle permettait, par sa simplicité, d’agréger des ressentis variés face à l’événement : être Charlie parce qu’on était soi-même dessinateur ou journaliste, parce qu’on était un abonné de la première heure du journal ou un admirateur de l’un des dessinateurs assassinés, parce qu’on était horrifié que des journalistes puissent être ainsi tués en France, parce qu’on réalisait soudainement combien la liberté d’expression nous était chère, etc. Lorsque l’on demande aujourd’hui qui est encore Charlie, on tend au contraire à en donner une définition plus étroite, qui la relie au «droit au blasphème» et à la défense de la laïcité.
On fait en outre comme si le Charlie Hebdo d'aujourd'hui était exactement le même que celui d'hier, et d'avant-hier, alors que sa rédaction a été traversée par des tensions et que sa ligne éditoriale a évolué – comme il en va dans la vie de tout journal. La liberté de la presse, en démocratie, a pour pendant celle de son lectorat. Et pourtant, il y a quelque chose de culpabilisant à s'entendre dire : et alors, vous n'êtes plus Charlie ?
Plutôt donc que de se demander qui est toujours Charlie ou pas aujourd’hui, sans doute ferait-on mieux de s’interroger sur les conséquences qu’a la récurrence d’un tel débat sur la société française. Un des grands théorèmes sociologiques (car il y a aussi des théorèmes en sociologie) dit que lorsque les individus définissent une situation comme réelle, elle est réelle dans ses conséquences. Si l’on transpose au cas présent : aussi déconnecté que puisse être un débat politico-médiatique par rapport à la réalité sociale, dès lors que celui-ci rencontre une audience, il risque de produire des conséquences bien réelles dans la société.
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Redemander sans cesse aux Français s’ils sont toujours Charlie, alors qu’il est normal qu’ils soient aujourd’hui passés à autre chose, c’est prendre le risque de remettre sans cesse du sel sur la plaie et d’attiser des divisions autour du souvenir des attentats de janvier 2015. C’est aller à l’encontre d’un objectif d’apaisement social. Puisse ce procès nous donner l’occasion d’en prendre conscience, et la question, après lui, enfin ne plus se poser.
Cette chronique hebdomadaire est tenue de manière alternée par Sylvain Antichan, Virginie Sansico, Sarah Gensburger, Antoine Mégie et Gérôme Truc, membres selon les cas de l'Institut des sciences sociales du politique (CNRS/Université Paris-Nanterre/ENS Paris-Saclay) ou du Centre universitaire rouennais d'études juridique.