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Chronique "Philosophiques"

Fascisme performatif

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Plusieurs séries, comme «Penny Dreadful : City of Angels», décrivent avec prescience la fragilisation des valeurs démocratiques.
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publié le 10 septembre 2020 à 17h06

Beaucoup ont manqué une belle série, sortie au printemps aux Etats-Unis et récemment en France, Penny Dreadful : City of Angels (Canal +). C’était le reboot d’une première série homonyme qui, durant trois saisons (2014-2016), proposait une fiction d’horreur spéculative. Là il s’agit d’une autre horreur : l’infiltration du nazisme en 1938 aux Etats-Unis, dans un Los Angeles disparu et poétique, peuplé de flics, de chicanos, d’évangélistes chelous et de politiciens véreux, de sympathisants nazis et de démons. Etrange choix du créateur, qui se comprend si l’on se laisse prendre au charme esthétique de City of Angels… et à son urgence politique. C’est une histoire policière horrifique, avec un crime énigmatique, sadique à la Ellroy, et une dimension de fantastique et de mythologie, incarnée par un démon multiforme et maléfique, Magda, qui s’est donné pour mission de faire avancer la cause du nazisme. Le contexte étant la construction d’un réseau autoroutier menaçant les territoires des communautés mexicano-américaines de LA. Le point d’orgue de la série est un affrontement entre ces communautés et la police, provoqué par le démon Magda, dans le corps d’une activiste - qui fait l’affaire des réseaux nazis, peu à peu infiltrés dans le gouvernement local. On a là la recette du fascisme : racisme et antisémitisme, repli nationaliste et déplacement des minorités, propagande et religion, et en vue l’effondrement progressif de l’humanité. Penny Dreadful… veut aussi emplir le spectateur de saine terreur par rapport à la situation actuelle des Etats-Unis, rappeler par le fantastique la vulnérabilité de l’espèce humaine et des valeurs démocratiques.

La scène de la provocation malintentionnée en direction d'une police brutale est devenue un topo des séries et on se rappelle, en voyant cet épisode de Penny Dreadful… la série moins fun mais aussi magnifique de David Simon, The Plot Against America (HBO, 2020) d'après Philip Roth, qui nous présente, au même moment (1940) le cadre fictionnel d'une Amérique qui aurait élu Lindbergh et pas Roosevelt, où dans une scène similaire des activistes fascistes attaquent des policiers lors d'une manifestation démocrate pacifique. La série de Simon est glaçante dans sa description de la montée implacable de l'antisémitisme, qui prend la forme, de nouveau géographique, de la délocalisation des familles juives, prélude à leur destruction. Sous une forme plus contemporaine et moins dreadful, il y a eu la saison 7 de Homeland où le fascisme s'incarnait successivement dans la figure de la présidente Elizabeth Keane (Elizabeth Marvel), puis dans celle du terrifiant et charismatique animateur radio O'Keefe, qui, en cavale, continue d'émettre clandestinement un flot d'idées révisionnistes, ralliant à lui, encore, les milices d'extrême droite américaines - qui le prennent sous leur protection. On peut penser aussi, plus soft peut-être mais fort inquiétant, au dénommé Mercier (Frédéric Saurel) dans la saison 3 de Baron Noir - devenu star de YouTube, puis candidat toxique à la présidence de la République.

Cela scelle la fin des débats et usages pervers du mot «populisme» : la question est bien le «fascisme». Et on peut admirer ces séries qui, avec une forme de prescience, nous décrivent la fragilisation des sociétés démocratiques, les plus vulnérables au fascisme. Elles nous proposent de rigoureuses analyses de ses méthodes et concepts que l’on retrouve dans les discours de Trump à l’approche de la présidentielle de novembre : «la loi et l’ordre» ; le «eux et nous» ; l’envoi de troupes à Portland et autres villes dirigées par les démocrates ; l’ultranationalisme, la peur de l’étranger et de «l’ennemi intérieur».

Le philosophe Jason Stanley, auteur de How Fascism Works (2018) évoquait cette politique du «nous et eux». La question n'est même plus de savoir si Trump mérite le qualificatif «fasciste» : tel le démon Magda, il agit sur le fascisme, le «performe». Jason Stanley rappelle que le fascisme a des racines américaines, «un préfascisme dans notre histoire, que Hitler admirait». Ce qui réémerge aux Etats-Unis en ce moment - la violence raciste, les milices armées - ne se limite pas à la personne odieuse de Trump. C'est ce fascisme historique : «Cette histoire particulière du nationalisme blanc, d'une guerre civile menée pour préserver l'esclavage.» Et qui continue : après les Noirs, les Juifs, les opposants politiques. Ce que fait la présidente Keane dans la saison 7 de Homeland. Répandre la violence par les milices armées, comme dans The Plot Against America, pour donner le sentiment d'une insécurité dans les villes dirigées par les démocrates, et dire qu'il faut un leader fort pour vous protéger.

Ce que fait Trump, c’est pousser plus loin les forces fascistes déjà existantes, comme on le voit dans sa façon d’encourager - pas seulement verbalement -, d’armer les tueurs. C’est du fascisme performatif. Depuis le début, on se focalise sur ses discours, certes, insupportables, comme si c’était là le mal. Certes, chacune de ses paroles chagrine, blesse, sidère. Nous connaissons trop bien le pouvoir des mots, qui est au fondement de tant d’analyses révolutionnaires. Mais on en oublie que c’est sa politique, plus que les mots, plus que lui, qui est fasciste - comme le parti indigne qui la met en œuvre pour rester au pouvoir. C’est cela qu’il faut affronter pour revenir simplement à une politique démocratique.

Lors de la convention démocrate il y a quelques semaines, on a entendu des discours magnifiques, de citoyens ordinaires mobilisés, d’Obama qui, plus combatif qu’il ne l’a jamais été, a rappelé ce qu’est une telle politique, l’union et la promesse de l’Amérique.

Et l’inquiétude qui nous gagne depuis, c’est que la morale perfectionniste ne suffise plus - il ne suffit pas d’être du côté du bien et du juste et du ne-pas-raconter-n’importe-quoi. Barack Obama a enfin déclaré sa guerre : une guerre culturelle, comme celle des années 60. Une guerre où la culture populaire, et son pouvoir de conviction et de rêve, n’est pas une distraction, mais une arme.

Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Fœssel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L’Heuillet.