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Libération
Sociologie de prétoire

Le procès des attentats de 2015, l'exceptionnel ordinaire

Attentats de «Charlie Hebdo» et de l’Hyper Cacher : un procès hors normedossier
Chaque lundi, des sociologues éclairent le procès des attentats de janvier 2015 grâce aux sciences sociales. Aujourd'hui, Antoine Mégie se demande, en observant une audience, ce qui rend ce procès différent.
Le 7 septembre, au tribunal de Paris. (Photo Marc Chaumeil pour Libération)
par Antoine Mégie, maître de conférences en science politique à l'université de Rouen
publié le 14 septembre 2020 à 6h23

Un «dispositif d'exception», «des émotions exceptionnelles» : depuis l'ouverture, le 2 septembre du procès des attentats de janvier 2015, l'exception semble être au cœur des scènes d'audience. Mais qu'est-ce qu'un procès exceptionnel ? Parle-t-on du droit qui sera mis en œuvre ou du rituel de l'audience ?

L'exceptionnalisme juridique, au sens d'une suspension du droit commun, renvoie d'abord à l'histoire de l'antiterrorisme français. La cour de sûreté de l'Etat est son expérience contemporaine la plus visible. En charge de juger les crimes qualifiés de terroristes entre 1963 et 1981, les cours étaient composées de magistrats et de militaires, qui jugeaient lors de procès où s'appliquait le secret des audiences, des procédures et des condamnations. Aujourd'hui, la justice antiterroriste française est redevenue publique. On la qualifie de «justice spécialisée».

Lorsque j'arrive près du tribunal de grande instance de Paris, les contrôles de police dans les rues avoisinantes se multiplient. Je dois faire des détours pour enfin accéder aux entrées, organisées selon les accréditations. Sans ce précieux sésame, impossible de rentrer dans les salles d'audience. Le public peut malgré tout assister, de manière exceptionnelle, à ce procès dans un auditorium dédié de 70 places. Voilà une première chose pour laquelle le procès des attentats de janvier 2015 constitue une scène exceptionnelle : son organisation, en particulier au regard des autres procès pour terrorisme observés depuis plusieurs années. De décembre 2014 à décembre 2019, plus de 200 procès se sont tenus devant la seizième chambre correctionnelle et les cours d'assises spéciales de Paris, qui centralisent et jugent tous les dossiers terroristes en France. La très grande majorité de ces procès se déroule devant des salles vides de manière quasi quotidienne.

Jurés menacés

Une fois passés les multiples contrôles de cartes et de sacs avec détection de métaux, j'entre dans la salle. On repère vite les habitués : ils circulent, rentrent et sortent de la salle, se parlent, décrochent leurs téléphones. Comme au théâtre, dans une unité de lieu, de temps et d'action, la salle du procès va réunir de manière inédite les personnes suspectées d'appartenir à des groupes terroristes, les autorités judiciaires en charge de les juger, les autorités policières qui les ont arrêtées ou surveillées, les victimes, les avocats et les médias. Crise sanitaire oblige, tous ces acteurs sont masqués ; mais leurs robes, leurs uniformes ou encore leurs blessures physiques visibles permettent malgré tout d'identifier qui est qui. On me place avec plus ou moins de liberté et de convenance. Devant moi se dresse la salle du procès dans laquelle chaque acteur a une place réservée en fonction de son rôle judiciaire et du scénario procédural.

Après une attente de plusieurs minutes dans le bruit des discussions, la scène se fige quelques instants : les juges de la cour d'assises font leur entrée. Tout le monde se lève et cesse de parler. Cette entrée ritualisée par l'appel de l'huissier et la sonnette vaut aussi pour les accusés dans le box qui, depuis 2015, se lèvent quasi systématiquement. Dans les procès du terrorisme des années 90, les membres d'Action directe, de l'ETA et parfois du FLNC décidaient de rester assis, dans un geste de défiance vis-à-vis de l'Etat français et de sa justice.

Le président entre à son tour, derrière le bureau qui surplombe toute la salle, suivi de quatre juges. Il n'y a pas de jury populaire dans les audiences criminelles en matière de terrorisme. Cette exception procédurale remonte à 1986 : lors du procès des membres de la branche lyonnaise du groupe Action directe, l'un des accusés, Régis Schleicher, menace les jurés et certains journalistes présents dans la salle. Le lendemain, la quasi-totalité des jurés citoyens décide d'utiliser un certificat médical afin de ne plus siéger. La décision de réintroduire un dispositif spécial de jugement en matière terroriste est accélérée, ce qui donne bientôt naissance aux «cours d'assises spéciales» composées exclusivement de magistrats professionnels. Depuis 2019, la volonté de spécialiser ces juges dans la matière terroriste au-delà de leur statut de magistrat est clairement mise en œuvre. Un groupe restreint de présidents et de juges s'est ainsi relayé durant toute l'année 2019 sur l'ensemble des procès pour crimes terroristes.

Fabrication d’une spécialité à part entière

La scène d'audience est aussi spécialisée en raison des autres acteurs judiciaires présents. Les avocats de la défense et des parties civiles, les avocats généraux qui représentent le Parquet national antiterroriste : tous ont déjà l'expérience des procès du terrorisme. De celui des attentats de Mohammed Merah aux dossiers quotidiens des filières syriennes, ils ont ainsi participé à la fabrication d'une spécialité à part entière de la justice pénale d'aujourd'hui.

Un procès exceptionnel, donc ? La découverte de la scène d'audience du procès des attentats de janvier 2015 nous dévoile une histoire de la justice antiterroriste faite d'exceptionnalisme et d'un présent inédit en raison du nombre important de jugements et de condamnations. Filmé car qualifié par les autorités judiciaires «d'historique», ce procès nous permettra sûrement, un jour, de mieux comprendre ce moment particulier de l'évolution de la justice française.