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Chronique "Economiques"

Les Banques centrales au cœur du réacteur

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Le marché a plutôt bien résisté pendant la pandémie. Mais cela ne reflète plus sa résilience réelle : depuis 2008, les Banques centrales se sont substituées au marché et prêtent massivement dès l’annonce de la crise.
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publié le 14 septembre 2020 à 18h01

Christine Lagarde fait clairement partie de la team de meufs qui a super assuré pendant la pandémie. Et franchement, elle a pris le job au pire moment qui soit, trois mois avant le début d'«Armageddon» (le 1er novembre 2019). Le 18 mars, Christine enfilait les habits de son prédécesseur, Mario Draghi, et soutenue par le Conseil des gouverneurs, annonçait un plan à 750 milliards d'euros. Son annonce a suffi à calmer les tensions. Elle est ensuite revenue à la charge tout au long du printemps avec d'autres mesures adressées plus particulièrement aux banques et enfin a annoncé 600 milliards supplémentaires le 4 juin.

Toutes ses prises de parole, à part un petit raté le 12 mars, ont eu un effet magique sur les taux d’emprunt des Etats européens ; pour l’instant, la Banque centrale européenne (BCE) a largement contribué à isoler la zone euro de pressions spéculatives et à endiguer des épisodes de panique financière. Jeudi dernier, le 10 septembre, elle est encore intervenue pour commenter les perspectives économiques en zone euro et une annonce assez radicale de son équivalent américain, Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale américaine (FED). En effet, les Américains ont décidé de pondérer davantage l’activité et l’emploi dans le mandat de leur Banque centrale en prenant acte que l’inflation est moins une menace qu’avant. C’est un pas important qui révèle une tendance lourde : les Banques centrales étendent leur mandat bien au-delà de la stabilité des prix comme c’était le cas depuis quarante ans et se retrouvent au cœur de la politique économique. Citoyens, réveillez-vous : cela pose la question très politique de comment articuler démocratie, défis majeurs actuels et pratique monétaire…

Comment est-ce arrivé ? S’il n’y a pas, à ma connaissance, un vrai travail de données permettant de le documenter rigoureusement, il est probable qu’à chaque crise financière, la politique monétaire a pris du grade en devenant de plus en plus incontournable. Elle a fourni de la liquidité à chaque épisode de crise depuis le krach de 1987, en passant par la bulle internet, la crise des subprimes de 2008 et aujourd’hui pendant la crise pandémique. Le principe a été de limiter au maximum les effets collatéraux de la chute brutale du prix des titres financiers. Au nom de l’ancrage des anticipations, les Banques centrales ont éteint tous les incendies qui mettaient en péril le financement de l’économie.

Mais à force, et probablement particulièrement depuis 2008, elles ont joué les pompiers pyromanes… Je m’explique : quand rien ne va plus et que les marchés sont paralysés, que tout le monde se regarde en chiens de faïence et se demande qui va fuir en premier, les Banques centrales ont le pouvoir magique de sonner la fin du massacre. Depuis 2008, elles se substituent au marché et font ce que les acteurs privés ne veulent plus faire : elles prêtent directement aux banques, achètent des obligations privées et autorisent les banques à échanger de l’argent frais contre des obligations de moins en moins bien cotées. Concrètement, c’est comme si on vous autorisait à mettre en garantie votre vélo tout pourri pour obtenir un prêt immobilier. Cela a pour effet de fluidifier le marché (vous obtenez votre prêt) mais évidemment cela augmente le risque (votre vélo tout pourri pourrait bien tomber en panne et ne plus valoir un kopeck). On est donc actuellement dans une spirale désagréable qui consiste à augmenter le risque pour continuer à faire marcher la machine. Ce faisant, on se sauve aujourd’hui mais on augmente le niveau de risque dans l’économie de demain. Il y a heureusement tout un tas de réglementations qui contribuent à limiter la prise de risque mais on n’est pas tout à fait sûr que ce soit suffisant sans intervention de la Banque centrale. Pour preuve, j’ai entendu un prof de Harvard, l’autre jour en séminaire, admettre que le marché a bien résisté pendant le Covid-19 mais qu’on n’a pas vraiment testé sa résilience car la Banque centrale est venue à son secours. C’est le serpent qui se mord la queue.

Chemin faisant, la politique monétaire est devenue incontournable. Or, c’est toujours le même argument : on n’élit pas les banquiers centraux. On se retrouve donc dans une situation très inconfortable où une institution non représentative est au cœur de notre machine économique. Dans le monde d’après, on disait qu’on voulait retrouver un peu de contrôle non ?

Cette chronique est assurée en alternance par Ioana Marinescu, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.