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TRIBUNE

Personnes vulnérables au Covid-19 : un décret aux conséquences sanitaires dangereuses

Déconfinementdossier
Depuis le 31 août, la définition des personnes vulnérables au Covid-19 pouvant bénéficier du dispositif de chômage partiel est drastiquement réduite. Au risque d'aggraver les inégalités sociales.
Dans une usine de Beauvais (Oise), le 28 avril. (Denis ALLARD/Photo Denis Allard pour Libération )
par Florence Jusot, professeure d’économie à l’Université Paris-Dauphine et Jérôme Wittwer, professeur d’économie à l’Université de Bordeaux
publié le 14 septembre 2020 à 16h11

Tribune. Un décret de la fin du mois d'août vient de drastiquement réduire la définition des personnes vulnérables au Covid-19, c'est-à-dire susceptible de pouvoir développer des formes graves de la maladie en raison de leurs comorbidités, et pouvant prétendre, pour les salariés du secteur privé, à un dispositif de chômage partiel en cas d'impossibilité de télétravail.

Ce décret remplace un autre du 5 mai définissant la «vulnérabilité» au sens de l'article 20 de la loi du 25 avril, c'est-à-dire comme pouvant donner droit au dispositif de chômage partiel. Le décret du 5 mai donnait une définition assez large de la vulnérabilité. Il s'appuyait sur les données de la littérature scientifique et les travaux du Haut Conseil de santé publique. Nous avions estimé la population concernée par ce décret : 12,6 millions de personnes vivant en France métropolitaine seraient à risque de développer des formes graves de Covid-19. Parmi celles-ci, 4,8 millions seraient en emploi et 2,8 millions seraient salariés, sans possibilité de télétravailler et auraient donc pu prétendre au dispositif de chômage partiel.

Un chômage partiel au compte-gouttes

Le décret du 29 août (en application depuis le 31) réduit considérablement les maladies pouvant donner droit au dispositif de chômage partiel. Le nouveau décret ne mentionne par exemple plus les antécédents vasculaires cérébraux ou cardiaques (infarctus, angine de poitrine, accident vasculaire cérébral…), les maladies respiratoires (asthme, BPCO et emphysème). Enfin, le diabète et l'obésité ne sont plus considérés que pour les plus de 65 ans. Pourtant, les connaissances scientifiques sur les maladies augmentant les risques de formes graves de Covid-19 n'ont pas considérablement évolué depuis le mois de mai. Le décret du 5 mai retenait aussi les comorbidités du conjoint comme justification de chômage partiel pour les salariés en incapacité de télétravailler, ce qui mécaniquement augmentait encore le nombre de personnes pouvant prétendre à ce dispositif. La possibilité d'un chômage partiel pour vulnérabilité du conjoint a été supprimée par le décret du 29 août.

En fait, le nouveau décret restreint le chômage partiel aux seuls salariés ne pouvant pas télétravailler et atteints de troubles graves de l’immunité en raison de leurs maladies ou de leurs traitements. Il s’agit bien évidemment d’une population à hauts risques de formes graves de Covid-19 et qu’il est souhaitable de protéger. Mais il s’agit d’une très faible minorité des salariés. Le nouveau décret réduit donc quasiment à néant le principe du chômage partiel pour les salariés vulnérables.

Nous comprenons bien les préoccupations économiques du gouvernement, qui ne souhaite pas entraver la reprise économique et alourdir encore les déficits des finances publiques. Nous partageons ces préoccupations et sommes favorables à des stratégies sanitaires les moins handicapantes possible pour les activités économique, éducative, sociale et culturelle. Mais l’effet de ce décret est potentiellement dévastateur si, par malheur, il se traduit par une augmentation significative de la mortalité parmi les personnes en emploi.

Ce nouveau décret risque par ailleurs d’aggraver les inégalités face au Covid-19. Les personnes moins qualifiées, comme les employés et les ouvriers, sont plus souvent que les cadres atteintes par les pathologies qui étaient mentionnées dans le décret du 5 mai et sont donc à ce titre plus à risque de formes graves de Covid-19. Or ce seront aussi elles qui sont en première ligne. Elles ne peuvent pas télétravailler, sont plus souvent exposées au public dans leur travail et prennent quotidiennement les transports communs. La mise en application du décret peut conduire une personne souffrant d’un asthme chronique sévère à traverser l’Ile-de-France en RER et métro pour travailler dans une société de services à la personne alors même que le virus circule activement, et peut-être de plus en plus activement. C’est bien ça que dit le décret du 29 août.

Rien ne doit entraver le retour au travail

Quelle est la stratégie dans laquelle s'inscrit ce décret ? Les gestes barrières suffisent, alors rien ne doit entraver le retour au travail. Mais qui peut dire que le retour à l'emploi pour certaines personnes n'augmente pas significativement les risques de contamination et les risques de formes graves de Covid-19 pour les plus fragiles, même dans le cadre du respect des gestes barrières ? Il existe une autre stratégie qui est celle qui consiste à surprotéger les vulnérables et à organiser l'activité économique et nos relations sociales pour y parvenir. Il n'est pas dit d'ailleurs que le drôle de rebond d'aujourd'hui, avec beaucoup de nouveaux cas et jusqu'à présent peu de nouvelles hospitalisations, ne soit pas pour partie le résultat de la mise en place organisée ou auto-organisée de cette stratégie de prévention ciblée.

Comment une telle décision peut-elle être prise à la fin du mois d’août, en catimini, sans une large concertation ? Qui sera responsable si on observe une augmentation de la mortalité au Covid-19 parmi les personnes en emploi ? Les choix sont difficiles, il n’y a pas de solutions évidentes, mais de grâce, discutons-les largement. Il s’agit de gérer le risque dans un contexte d’incertitude, certainement pas de procéder à des ajustements techniques qui n’en sont pas.

Sans revenir à une application stricte du décret du 5 mai, une solution, proposée en juillet par le Conseil scientifique, serait que chaque situation de vulnérabilité soit évaluée par le médecin traitant et/ou le médecin du travail au regard de l’état de santé du salarié, de son exposition potentielle au travail et dans les transports, des possibilités d’aménagement de son poste de travail. Mais restreindre a priori si drastiquement l’accès au dispositif de chômage partiel pour vulnérabilité est dangereux.