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Blog «Coulisses de Bruxelles»

L'union européenne désarmée face à la Turquie

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Pour la première fois de son histoire, l’Union est confrontée à des menaces directes contre deux de ses États membres, la Grèce et Chypre. Mais elle est incapable de réagir à l’unisson face aux provocations turques en mer Égée. Ainsi, seules la France et l’Italie ont dépêché une présence militaire en Méditerranée orientale afin de calmer les ardeurs du président turc, Recep Erdogan, qui veut sa part des gisements gaziers prometteurs découverts dans la zone économique exclusive (ZEE) de ses deux
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publié le 16 septembre 2020 à 23h38
(mis à jour le 16 septembre 2020 à 23h40)
Pour la première fois de son histoire, l’Union est confrontée à des menaces directes contre deux de ses États membres, la Grèce et Chypre. Mais elle est incapable de réagir à l’unisson face aux provocations turques en mer Égée. Ainsi, seules la France et l’Italie ont dépêché une présence militaire en Méditerranée orientale afin de calmer les ardeurs du président turc, Recep Erdogan, qui veut sa part des gisements gaziers prometteurs découverts dans la zone économique exclusive (ZEE) de ses deux voisins, les autres se contentant de gérer le ministère de la parole ou, pire, de regarder ailleurs. Déjà, seuls quelques États membres avaient soutenu la France lorsque le Courbet avait été « illuminé » (dernière étape avant le tir) par un radar d’un navire de guerre turc au large de la Libye en juin dernier… Le constat n’est pas nouveau : géant économique et commercial, l’Union n’est pas une puissance diplomatique et militaire, mais une simple confédération d’États aux intérêts souvent divergents et aux moyens militaires limités, voire inexistants.

Si les Vingt-sept soutiennent par principe Athènes et Nicosie, ils sont loin d'être alignés à la fois sur l'urgence et sur l'intensité d'une riposte. En effet, personne ne croit que la Turquie se risquerait à un conflit ouvert : « même si l'histoire n'est pas avare de guerres que personne n'a voulues, analyse un responsable européen, il est plus probable qu'une nouvelle fois Erdogan cherche à diviser et affaiblir les Européens, comme il l'a fait en février en rouvrant ses frontières aux réfugiés ou en violant l'embargo sur les armes en Libye, afin d'avancer ses pions en Méditerranée ». Même s'il n'écarte pas, « vu l'agressivité turque, qu'il y ait un ou plusieurs incidents graves, voire morts d'hommes. Mais ni la Grèce, ni Chypre, ni la France et encore moins l'Italie ne joueront l'escalade ».

Mais pour Paris, il est nécessaire de « réagir militairement afin de montrer que l’Union existe et qu’elle défendra sa souveraineté », comme on l’explique dans l’entourage gouvernemental. « C’est logique : Emmanuel Macron estime que l’OTAN est en état de mort cérébrale, que les États-Unis se sont retirés du monde et qu’il revient donc à l’Union de prendre ses responsabilités », analyse un diplomate européen. « C’est pour lui une occasion en or de montrer ce qu’est la souveraineté européenne qui doit être défendue par la force si nécessaire », notamment face aux « empires turbulents de proximité » que sont la Russie et la Turquie, selon l’expression de Clément Beaune, le secrétaire d’État aux affaires européennes.

Un changement de paradigme que beaucoup d’États membres ont du mal à intégrer. C’est notamment le cas de l’Allemagne qui, par construction d’après-guerre, répugne à tout ce qui peut ressembler à un conflit armé et ce, d’autant plus, qu’elle n’a pas de moyens militaires suffisants. Cette différence d’approche entre les deux rives du Rhin permet à l’Union de déployer toute la palette diplomatique, le dialogue sans la force étant rarement couronnée de succès. « Il n’y a eu aucune répartition des rôles entre nous, même si nos réactions opposées aboutissent à ce résultat », s’amuse-t-on à Paris : à la France, le rôle du « bad cop », à Berlin, celui du « good cop ».

Mais dans le cas de la Turquie, l’attitude prudente de l’Allemagne obéit à d’autres considérations. Pour un diplomate d’un grand pays, « Angela Merkel reste traumatisée par l’épisode de 2015 lorsqu’Ankara a ouvert ses frontières à des centaines de milliers de réfugiés et de migrants », une arrivée massive stoppée en 2016 en échange d’une aide financière européenne de 6 milliards d’euros. La chancelière n’a aucune envie que la Turquie rouvre le robinet pour faire pression sur les Européens. En outre, elle doit compter sur la présence sur son territoire d’une communauté turque de 2,5 millions de personnes qui soutient massivement Erdogan. La Chancelière a aussi une étroite conscience de la place particulière qu’occupe ce pays sur l’échiquier européen : membre de l’OTAN, comme la plupart des pays européens, une organisation à laquelle tient l’Allemagne, elle est liée par une union douanière aux Vingt-sept depuis 1996 (et est le cinquième partenaire commercial de l’Union) et elle est toujours engagée dans un processus d’adhésion à l’Union même s’il est de facto gelé depuis 2017. Bref, la Turquie, même agressive, reste un partenaire essentiel de l’Union. L’inverse est d’ailleurs vrai : il suffit de rappeler que 60% des investissements en Turquie proviennent de l’Union.

« Cependant, et c’est nouveau, Angela Merkel reconnait en privé qu’il y a un problème turc et qu’on s’est collectivement trompé en croyant qu’Erdogan allait faire rentrer l’islam politique dans le rang démocratique, ce qui est déjà beaucoup », analyse un diplomate. « Alors que des pays comme l’Espagne, Malte et dans une moindre mesure l’Italie refusent de le voir ». En réalité, ces pays, tout comme les institutions communautaires, estiment que l’attitude des Grecs est « trouble » et qu’il ne faut pas « tomber dans leur jeu », comme l’explique un fin connaisseur bruxellois de la Turquie : « de facto, ce pays n’a pas de ZEE à cause des nombreuses îles grecques qui se trouvent à quelques encablures de ses côtes. Ce n’est pas pour rien qu’elle pas signé le traité sur la limite de eaux territoriales et qu’elle estime donc qu’elle est dans son droit en cherchant à exploiter ces gisements gaziers ou en se créant un couloir maritime à travers les eaux crétoises pour se rendre en Libye ». Bref, pour lui, il faudrait trouver un point d’entente avec la Turquie, par exemple en associant la partie turque de Chypre à l’exploitation du gaz. Mais il reconnait « qu’il faut être deux pour négocier et qu’Ankara n’est pas prêt à entrer dans des négociations ».

Autant dire que l'Union n'aura d'autres choix que d'adopter une série de sanctions, sans doute lors du sommet européen du 24 septembre prochain : « en l'absence de progrès (…), nous pourrions établir une liste de nouvelles mesures restrictives », a menacé vendredi 28 août l'Espagnol Josep Borrell, le ministre des Affaires étrangères de l'Union évoquant « la frustration grandissante » des Vingt-sept face aux provocations d'Ankara. Ce sera en réalité la seconde fois que la Turquie sera sanctionnée : elle l'avait déjà été en juillet 2019 à la suite, déjà, de ses incursions dans les eaux territoriales grecques et chypriotes. À l'époque, l'aide à la préadhésion de 4,454 milliards d'euros pour la période 2014-2020 avait été diminuée de 145 millions, les prêts de la Banque européenne d'investissement réduit et la négociation d'un accord de « ciel ouvert » stoppé. Ce qui n'a manifestement eu aucun effet. Cette fois, l'Union pourrait encore revoir à la baisse ses aides financières, frapper des entreprises et des individus engagés dans les activités de forage, interdire l'accès de ses ports aux navires turcs ou encore sanctionner des secteurs entiers de l'économie turque. Quant à une interruption définitive des négociations d'adhésion demandée en mars 2019 par le Parlement européen, elle n'est pas à l'agenda : « il faudra le faire, mais lorsque le calme sera revenu. Aujourd'hui, ce serait offrir une victoire à Erdogan qui pourrait dire que c'est bien la preuve que les Européens se moquent de la Turquie », explique un responsable européen. Mais il est plus que douteux que ces prudentes sanctions suffisent à freiner les appétits du président turc , tout le monde en a conscience à Bruxelles.