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Blog «Géographies en mouvement»

Jamais sans mon SUV

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Longtemps habitué aux autoroutes urbaines nord-américaines, le SUV (Sport utility vehicle) commence à investir le paysage des villes européennes. Un succès en contradiction avec les préoccupations écologiques du moment et avec un usage rationnel des espaces urbains.
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publié le 18 septembre 2020 à 9h35
(mis à jour le 20 septembre 2020 à 22h28)

200 millions dans le monde, dont 600 000 en France. C’est le nombre de SUV en circulation en 2019, près de six fois plus qu’en 2010, où un modeste total de 35 millions de descendants du tout-terrain roulaient sur la planète. Alors que les classes moyennes des pays émergents, Chine en tête, adoptent de plus en plus d’aspects des modes de vie occidentaux, les SUV représentent aujourd’hui 40% des ventes de véhicules neufs à travers le monde. En Europe, la palme revient à la Suisse, où prospérité économique rime avec grosses bagnoles: plus de la moitié des voitures neuves vendues sont des descendantes des tout-terrain.

Les SUV à l’assaut du climat

Fin 2019, l'Agence internationale de l'énergie publiait une étude sur l'impact énergétique de ces véhicules en train de devenir la normalité, après avoir été réservés aux routes nord-américaines et aux pistes de la savane africaine et du bush australien. Le résultat a de quoi décourager les plus optimistes: loin derrière la production d'électricité mais devant l'industrie lourde et l'aviation, les SUV sont le deuxième contributeur à l'augmentation des émissions mondiales de CO2 entre 2010 et 2018. Avec plus de 700 mégatonnes de dioxyde de carbone, leurs émissions annuelles équivalent à celles de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas réunis.

On a là un parfait exemple d'effet-rebond, mécanisme bien connu en économie de l'énergie. À poids égal, les voitures consomment moins qu'avant grâce aux progrès techniques… ce qui permet de produire de plus gros modèles et de continuer à consommer autant, voire plus.

Sans oublier les SUV électriques, «solution» esquivant les vrais enjeux: pour compenser le poids des batteries, par exemple les 700 kilos du premier modèle entièrement électrique produit par Audi, le bien nommé e-Tron, on remplace l'acier des carrosseries et jantes par des centaines de kilos d'aluminium. Un métal à la production particulièrement énergivore, sans parler des problèmes sociaux qui l'accompagnent.

L’enSUVagement de la ville

Début septembre, The Guardian reprenait les résultats de l'AIE, dont l'analyse montre combien la popularité croissante des SUV à travers le monde constitue un obstacle aux politiques de réduction des gaz à effet de serre. Mais le quotidien britannique n'oublie pas de souligner qu'à l'enjeu climatique s'ajoute celui de l'occupation de l'espace, en particulier en ville.

La question intéresse peu aux États-Unis où, explique le géographe Harvey Miller au Guardian, la généralisation des SUV couronne un long processus d'expulsion des piétons et des cyclistes de l'espace public. Elle répond aussi, comme l'a suggéré le chercheur en communication Josh Lauer, aux tendances paranoïaques des classes moyennes supérieures nord-américaines, auxquelles le SUV promet la sécurité d'un habitacle protecteur face à un monde perçu comme menaçant.

Dans les rues européennes, en revanche, l'abandon de la chaussée à des hybrides entre la voiture, le camion et le véhicule militaire ne va pas (encore) de soi. Avec des modèles dont les plus gros dépassent deux tonnes et approchent les six mètres de long sur deux de large, parler de cohabitation avec les piétons relève de la méthode Coué. Dans des espaces urbanisés censément publics, où circulent piétons, trottinettes, vélos et transports collectifs, le bon sens devrait classer le SUV parmi les objets résolument «out of place», pour reprendre l'expression du géographe Tim Cresswell.

Mais ce qui est ou non «à sa place» est affaire de règles, d'usage et surtout de représentations qui sédimentent dans les esprits. Et donc, in fine, de politique. Ne pas débattre publiquement de la présence de mastodontes à moteur dans les rues reviendrait à considérer que la loi du marché se substitue à la démocratie, que l'aménagement de l'espace du quotidien doit se décider selon les intérêts d'une industrie parmi les plus polluantes, cherchant désespérément à maintenir ses profits.

Traverser dans les clous

Reste qu'il serait dommage qu'une saine réaction contre l'absurdité que constitue la production en masse de véhicules manifestement inadaptés à la vie urbaine et aux enjeux écologiques du 21e siècle permette d'évacuer d'autres questions. Le grand vilain SUV, obèse, polluant et dangereux, ne doit pas devenir l'arbre qui cache la forêt d'un débat sur la place des tous les véhicules motorisés en ville – et donc des piétons.

En 2016, le quotidien suisse Le Temps relatait une anecdote révélatrice: pour avoir traversé en dehors du passage piéton, s'être fait écraser le pied et avoir hérité au passage de quatre fractures, une septuagénaire recevait chez elle une amende de plus de 2600 francs (près de 2400 euros). L'histoire rappelle qu'on n'a pas attendu le SUV pour que le piéton soit out of place en ville.