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Blog «Africa4»

En Afrique de l’Ouest, replacer l’entreprenariat féminin dans l’histoire longue

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Questions à... Clément Boutin, professeur agrégé d'histoire et géographie et ancien enseignant en Côte d'Ivoire.
Lomé, femmes revenant du marché, octobre 1953 (photographie d'Albert Dolmazon, directeur de l'enseignement au Togo) ©ANOM
publié le 27 septembre 2020 à 13h14

Selon la Banque Mondiale, les africaines créent plus d'entreprises que les hommes : avec 27% d'entrepreneures, le continent détiendrait le record du monde de l'entreprenariat féminin. Le FMI, le G7, les ONG plébiscitent à juste titre les initiatives féminines. Ce phénomène n'est pas nouveau et il s'inscrit dans la longue durée : pour paraphraser l'historienne Sylvie Schweitzer : « Les femmes ont toujours entrepris ». Au-delà des chiffres, l'entreprenariat est de plus en plus vécu comme une voie d'affirmation personnelle et collective.

Les femmes commerçantes, une histoire au long cours en Afrique de l’Ouest

A Lagos, Tinubu square porte le nom d'une des Nigérianes les plus influentes du XIXe siècle. Fille d'une marchande de vivrier d'Ijokodo à l'ouest du pays, marchande de tabac, d'armes et d'esclaves, Efunroye Tinubu (1810-1887) est un modèle de ces grandes commerçantes. Sa fortune lui permit de soutenir les projets politiques de ses proches et de lutter contre le colonialisme britannique. Au-delà de ce destin exceptionnel, dans toute l'Afrique de l'Ouest, les femmes entrepreneur maîtrisent depuis longtemps les circuits de produits vivriers et ont parfois également leurs propres terres.

Dans les années 1970-80 les « Nana Benz » togolaises et béninoises, sont les figures de proue de l'entreprenariat féminin. Ces dernières se spécialisent dans le commerce de Wax et se diversifient. Elles affichent leur réussite en achetant des berlines allemandes d'où leur surnom. Depuis, la mondialisation les a vues prospérer : leurs mobilités s'accroissent au-delà de l'Afrique de l'Ouest, jusqu'à Bruxelles, Dubaï et même Guangzhou pour s'approvisionner en tissus Wax, en produits cosmétiques et électroniques. Dubaï est ainsi devenu la plateforme incontournable des mèches humaines (indispensable accessoire de mode pour les citadines africaines) notamment en provenance d'Inde ainsi que de parfums et cosmétiques en d'Orient et d'Asie. Les « Nana Benz » togolaises, les « Fatou-Fatou » sénégalaises ont aussi étendu leur réseau de distribution à l'Europe, en suivant les diasporas africaines : le quartier de Château Rouge à Paris ou Peckham à Londres en sont deux exemples fameux. Elles ont également investi dans la formation de leur filles, les « Nanettes ». Celles-ci ont eu accès à des écoles de commerce occidentales où elles se sont acculturées aux techniques et aux codes du business international. « Les connaissances acquises à l'université nous aident beaucoup dans la gestion de nos affaires»déclarait au site Women In AfricaEvelyne Dédé Trénou, secrétaire de l'Association professionnelle des revendeuses de tissus (APRT) et trésorière générale du Conseil national du patronat du Togo (CNPT), et par ailleurs titulaire d'un master en marketing d'une grande école parisienne : « Le fait d'avoir étudié en Europe permet une large maîtrise de la vente de tissu, Nous gérons ainsi plus facilement les problèmes techniques et administratifs, et la reconversion peut devenir une nouvelle option». Nombre d'entre elles ont ainsi réinvesti leurs bénéfices dans l'immobilier afin de sécuriser leurs avoirs.

Au-delà de l’économie, une quête d’affirmation personnelle

En Côte d'ivoire, où seules 15% des entreprises « formelles » sont dirigées par des femmes, la CGECI (l'équivalent ivoirien du MEDEF), organise depuis 2014, les journées de l'entreprenariat féminin pour inciter les femmes à entreprendre. D'après la Banque Mondiale, l'entreprenariat féminin en Afrique serait une des clés de l'entrée dans le cercle vertueux du développement. Toutefois, force est de constater que l'immense majorité des femmes entrepreneur travaillent dans le secteur informel, souvent alimentaire, et qu'elles sont confrontées à des obstacles liés aux préjugés de genre des acteurs de la finance qui freinent leur succès. Leur accès au crédit bancaire est très limité, leur formation économique est souvent sommaire. Enfin, leur activité est perçue comme secondaire dans le foyer. Beaucoup d'hommes considèrent l'entreprise de leur épouse comme un passe-temps entre gestion de la cuisine et éducation des enfants. Pourtant, dans bien des foyers africains, notamment les plus modestes, ces revenus font chauffer la marmite… Dans les classes moyennes et supérieures, l'entreprenariat est vécu comme un exutoire à une carrière professionnelle limitée par de nombreux « plafonds de verre » ou à une vie familiale aliénante. « J'ai commencé une activité d'entrepreneur parce que j'ai connu la frustration de manquer du minimum il y a quelques années, quand j'ai fini d'en accuser les autres et moi-même je me suis levée et j'ai fait quelque chose pour moi » ; « Entreprendre c'est aussi ne plus avoir à dépendre des autres » témoignent Rose et Kady* d'Abidjan.

Une nouvelle forme de sororité

L'entreprenariat renouvelle aussi une forme de sociabilité féminine, de solidarité voire de sororité qui existaient autrefois dans les quartiers populaires et les villages. Les sites internet mettant en valeur les initiatives féminines se multiplient. Les femmes « coachs en entreprenariat » sont de plus en plus nombreuses. Certaines plus ou moins bien formées. Pour Nancy Kouakou qui anime le blog empoweredbylou.com et accompagne des entrepreneuses, c'est d'abord la formation qui fait défaut « Je travaille à l'autonomisation des femmes mais je n'aime pas beaucoup le mot coach… tout le monde se dit coach aujourd'hui et ça me fait sourire quand on m'appelle ainsi » affirme-t-elle. « La plupart de mes clientes ont de très bonnes idées et sont compétentes dans leur métier. Elles n'ont pourtant pas assez de connaissances en économie ou en gestion. Certaines commencent un business pour s'occuper après le travail ou créer des revenus. Elles y passent du temps, beaucoup d'énergie et parfois des capitaux non négligeables. Pourtant, la rentabilité n'est pas là parce qu'elles improvisent… moi je leur donne quelques clés de compréhension, des outils simples et pragmatiques. Une chose est sûre c'est qu'entreprendre redonne à ces femmes qui sont souvent des mères et des épouses, un espace d'expression, un moment à elles. C'est un outil pour retrouver de la dignité ou garder son ambition vivante et à l'abris de la censure de la société. Elles vivent une passion et en cela elles sont un exemple pour leurs filles et pourquoi pas leurs fils ! Certaines passeront peut-être à la postérité ».

Faut-il en conclure que l'entreprenariat féminin serait la solution miracle pour sortir l'Afrique de la pauvreté ? Il y a encore loin de la coupe aux lèvres tant les obstacles institutionnels et sociétaux sont grands. Pourtant il se dégage des témoignages une réelle volonté de dépasser la fatalité et d'agir. Certes, comme l'affirmait l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch : « Il n'y a pas de continuité évidente entre les anciennes porteuses de noix de cola ou d'huile de palme et les commerçantes du XXe siècle, très caractéristiques des villes du Ghana, du Togo, du Bénin ou du pays yoruba, mais il est probable que la tradition des unes a favorisé l'expansion des autres ». Dans le mesure où l'autonomisation des femmes a des vertus macro-économiques prouvées, il semble indispensable de s'appuyer sur cette histoire longue, sur cette culture de l'entreprenariat, en un mot d'être un peu plus à l'écoute des femmes et de leurs expériences et de leur savoir-faire pour lever les barrières.

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