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Chronique «économiques»

Mieux vaut être riche et bien portant que…

Chronique «Economiques»dossier
Si les économistes ne sont pas épidémiologistes, ils peuvent au moins diagnostiquer les inégalités socio-économiques face à la pandémie. L’argent ne fait peut-être pas le bonheur mais la santé.
publié le 28 septembre 2020 à 17h26

Outre les bouleversements sociaux et économiques que l’on sait, la pandémie de coronavirus aura conduit à une épidémie d’une autre nature chez les économistes, dont beaucoup se sont découvert une passion pour l’épidémiologie. Le nombre d’articles écrits par des économistes a explosé, ceux-ci intervenant sur des questions aussi variées que l’impact du coronavirus et du confinement sur l’emploi, le marché immobilier, les actifs financiers, les comportements électoraux, le travail domestique, etc., d’autres encore sur les stratégies sanitaires elles-mêmes, de la manière d’allouer les tests à la meilleure période pour procéder à nouveau à un confinement général. Pour se faire une idée de l’abondante production académique des derniers mois et de sa diversité, le CEPR (1), réseau européen de chercheurs en économie, a déjà procédé à la diffusion de plus de 300 documents de travail. La lecture de ces contributions, et plus encore celle de tribunes publiées dans la presse générale, peut donner l’impression que les économistes, même bardés de prix et d’honneurs, n’hésitent pas à parler de sujets dont ils ne maîtrisent pas toujours la complexité, et sur lesquels leur légitimité ne va pas de soi. Mais l’analyse des inégalités face à la pandémie est un sujet sur lequel certains, s’appuyant sur des méthodes statistiques éprouvées, mobilisant parfois des données originales, peuvent apporter des éclairages passionnants.

Face à une crise d’une telle ampleur, sociale autant que sanitaire, on se doute bien que les inégalités sont profondes : tant l’exposition au risque d’infection que la présence de pathologies chroniques ne frappent pas toutes les populations de manière identique, et cela peut être également vrai de la prise en charge médicale. En France, de grandes enquêtes réalisées dans les derniers mois par des équipes interdisciplinaires devraient bientôt fournir de premières analyses. Mais l’accès à des données d’origine administrative, croisant des informations d’un très grand nombre d’individus sur leurs caractéristiques socio-économiques avec celles portant sur leur santé se heurte souvent en France à une forte crispation, pénalisant le développement des connaissances. D’autres pays révèlent pourtant le potentiel de telles données. Ainsi, un article récent (2) analyse l’évolution, pendant la période la plus critique, du lien entre le revenu des individus et leur probabilité de décès. C’est en Belgique, l’un des pays les plus touchés par le Covid-19, et les chercheurs ont pu combiner, pour l’ensemble de la population, les données de mortalité avec les données du recensement ainsi qu’avec les données fiscales. Les causes de mortalité n’étant pas encore disponibles dans ces données, l’analyse a porté sur une comparaison entre les décès constatés de mars à mai cette année avec ceux des cinq années précédentes sur les mêmes mois. La mortalité plus élevée cette année est concentrée sur les plus de 65 ans, et il est probable que la plupart de ces décès supplémentaires soient dus au Covid-19, ou à d’autres pathologies ayant souffert d’une prise en charge médicale pénalisée par l’engorgement des hôpitaux, ce qui est un autre effet, indirect, de la pandémie.

Les données montrent à quel point cette mortalité supplémentaire est inégalitaire : le taux de mortalité est plus de deux fois plus élevé parmi les hommes et les femmes les 10 % les plus pauvres par rapport aux 10 % les plus riches. Le Covid-19 tue plus, bien plus, chez les moins bien lotis. Ce «gradient social de mortalité» est également très fort lorsqu’on compare les individus selon leur niveau d’éducation. Enfin, la mortalité excédentaire cette année a été particulièrement élevée chez les résidents belges nés en Italie, en Turquie ou en Pologne, par rapport à ceux nés en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Belgique : les migrants ne sont pas égaux face au Covid-19.

Ces résultats, en mettant en lumière les fortes inégalités vis-à-vis du coronavirus, démontrent l’intérêt de pouvoir rapprocher des données socio-économiques de celles portant sur la santé. Les mêmes données existent aussi en France ; certes, la combinaison des informations individuelles dans ces différentes dimensions rend les données particulièrement sensibles, mais des conditions d’accès excessivement précautionneuses interdisent en pratique de procéder à de telles analyses, malgré leur pertinence.

(2) Decoster, Minten, Spinnewijn, «The Income Gradient in Mortality During th Covid-19 Ccrisis : Evidence from Belgium", 15 september 2020.

Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.