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Technologie rime-t-elle avec démocratie ?

Les amish, érigés en exemple antiprogrès par Macron, préfèrent débattre de l’impact d’une innovation sur le quotidien avant de l’adopter. Ce que font également des associations ou des pays comme le Danemark.
Dans le village amish de Manheim (Pennsylvanie), en août 2017. ( Photo ASHLEY GILBERTSON. NYT-REDUX-RéA)
publié le 28 septembre 2020 à 19h31

Ils sont habillés comme au XVIIIe siècle et arpentent les routes des Etats-Unis en calèche : voici donc les amish devenus les nouveaux «ayatollahs de l'écologie» aux pulls qui grattent. Pourtant, en choisissant de les prendre comme référence pour dénoncer les résistances à la 5G, Emmanuel Macron a fait mauvaise pioche. Car cette communauté, qui vit principalement en Pennsylvanie, et tous ceux qui réclament un débat autour de la 5G ont un point commun. «Ils ne considèrent simplement pas que toute technologie rend nécessairement le monde meilleur», expose Jameson Wetmore, professeur à l'Arizona State University. Ses terrains de recherches au sein de communautés amish lui ont permis de découvrir une vie qui n'a pas grand-chose d'un retour à la lampe à huile : derrière une apparente isolation rétrograde, les amish sont pour beaucoup des entrepreneurs relativement intégrés dans la société américaine. Certains ont même pris le pli du e-commerce - ils demandent alors à un intermédiaire de gérer la partie informatique pour ne pas avoir à s'en occuper eux-mêmes.

«Crash-test»

 Les membres d'une communauté amish se réunissent deux fois par an dans un conclave au cours duquel ils discutent de l'Ordnung, un code de conduite non écrit qui doit permettre de vivre selon leurs valeurs - à savoir être proches de la terre et renforcer les liens de la communauté. Lors de ce conclave, «qui pourrait bien être une forme ultime de démocratie», selon Wetmore, les amish débattent de l'impact d'une nouvelle technique sur leur mode de vie avant de l'accepter, de la mettre à l'essai ou de la refuser. «Ils voient ce qui arrive à notre monde, comment une nouvelle technologie façonne de nouvelles valeurs, continue l'universitaire, qui ajoute dans un sourire : D'une certaine manière, on pourrait dire qu'ils nous utilisent comme crash-test.»

Mettre la technique en débat dans l'arène démocratique ? Pour l'historien des techniques François Jarrige, maître de conférences à l'université de Bourgogne, c'est paradoxalement au XIXe siècle, alors que la démocratie représentative s'installe, que «la technique est sortie de tout espace politique pour devenir quelque chose ne relevant que du domaine des experts». Et donc, on doit vanter les mérites de la technologie, comme l'a fait Macron devant les entrepreneurs de la «French Tech», plutôt que de l'examiner par le biais d'un processus collectif. Il existe pourtant des groupes qui tentent de se réapproprier un savoir-faire technique et d'encourager des technologies dites alternatives. Parmi eux, l'Atelier paysan promeut depuis 2009 des outils agricoles en autoconstruction pour répondre aux besoins des professionnels. «Il faut se demander quelle machine nous voulons, pour quelle alimentation, interroge l'animatrice nationale de l'Atelier paysan Morgane Laurent. Car l'outil qu'on utilise, notre capacité à le réparer ou à l'adapter, détermine le modèle agricole qui sera mis en place.» La coopérative mène cette réflexion conjointement avec les paysans : des machines puissantes et coûteuses orientent vers des exploitations plus grandes, pas toujours compatibles avec l'agroécologie.

Imprévus

Plus loin du terrain, plusieurs initiatives de «démocratie technique» ont essayé de s'emparer de la question depuis les années 70. Le cas le plus emblématique de ces expériences : les conférences de consensus organisées au Danemark depuis 1987 à l'initiative du Danish Board of Technology. Lors de ces assemblées, une petite vingtaine de participants, tirés au sort parmi un panel de citoyens intéressés par le sujet mais qui n'ont pas de savoir particulier, peuvent poser des questions à des experts avant de rédiger un texte dans lequel ils délimitent l'usage qu'ils souhaitent faire de la technologie. «Le rapport de consensus est souvent un document très réfléchi et assez équilibré qui fournit beaucoup de recommandations pertinentes», indique Maja Horst, professeure à l'Université technique du Danemark, qui a suivi une conférence de consensus sur l'analyse génétique. Selon elle, écouter la voix des non-spécialistes permet aussi bien d'informer les citoyens sur les utilisations d'une technologie que de signaler aux experts des effets imprévus qu'elles pourraient avoir sur le quotidien. «Cela permet de trouver un accord commun sur la vie que nous voulons avoir ensemble», avance-t-elle. Mais elle tient aussi à nuancer : «Cette vision idéale est parfois dure à concrétiser.» Si le modèle danois a inspiré des expériences similaires à travers le monde - la Convention citoyenne sur le climat mise en place en France peut être considérée comme un de ses avatars -, ses limites sont régulièrement soulignées. Les débats, quand ils ne sont pas instrumentalisés pour faire accepter une technologie sous couvert d'approbation citoyenne, peuvent tout simplement tomber dans l'oreille d'un sourd faute de poids législatif. Les 150 citoyens français chargés d'émettre des recommandations sur l'action climatique après la crise de la taxe carbone et du mouvement des gilets jaunes avaient d'ailleurs expressément demandé au Président un moratoire sur la 5G.