Il y a longtemps, quinze ou vingt ans peut-être, des amis ont quitté Paris pour partir habiter à la campagne. Quand ils m’écrivaient, ils terminaient toujours leur mail avec une photo de leur enfant, un pissenlit à la main, et un «PS : c’est super la vie à la campagne». J’étais d’abord un peu agacé, jusqu’à ce que je comprenne que leur message ne m’était pas en fait destiné : c’est eux-mêmes, évidemment, qu’ils cherchaient à convaincre. Je ne sais toujours pas de quels doutes et de quelle douleur venait ce besoin - mais il faut être sacrément déraciné, ou simplement benêt, pour répéter sans cesse à tout le monde que l’on est content d’être là où l’on est.
Le temps a passé et l’épidémie a sonné l’heure de l’exode urbain. Les agents immobiliers sont formels : partout en France débarquent des Parisiens souriants qui désertent la ville pour de bon, et les dernières mesures sanitaires ne risquent pas de leur faire regretter leur choix. Ceux qui restent peuvent s’en remettre au stoïcisme et aux pensées de Nicolas Bedos : cauchemar absolu.
La ville entretient avec les épidémies un rapport maudit, qui se noue au Néolithique. Les premières concentrations urbaines offrent alors des conditions inédites pour l’installation de pathogènes dans l’espèce humaine : le nombre et la densité des habitants offrent aux microbes de nos animaux domestiques une nouvelle niche écologique, qui permet même aux virus les plus virulents de perdurer dans la population sans risquer l’extinction. C’est le cas du virus de la rougeole, cousin de celui de la peste bovine, apparu dans l’espèce humaine environ 6 000 ans avant Jésus-Christ, pile poil au début de l’histoire urbaine de l’humanité en Mésopotamie. La sombre affaire s’est poursuivie jusqu’à nos jours, la peste transformant la cité médiévale en décor d’horreur, et le choléra faisant de la ville industrielle une machine à tuer. Comme souvent, ce sont les microbes qui tenaient les manettes : par exemple, les souches modernes du bacille de la tuberculose ont gagné en virulence au fur et à mesure que les villes s’agrandissaient ; plus besoin alors de ménager des hôtes humains dispersés afin qu’ils puissent vaquer et croiser leurs congénères auprès d’une source fraîche. C’était l’âge d’or des chasseurs-cueilleurs : quelques verrues moches, des mycoses ici et là, mais rien de bien méchant. La ville a tout gâché.
Pas étonnant selon cette perspective que le monde rural ait semblé l'antidote parfait au risque épidémique. La lutte contre la tuberculose en France au XXe siècle s'est ainsi fondée sur l'arrachement des malades à la ville - une fondation philanthropique, l'Œuvre Grancher, a ainsi envoyé jusqu'aux années 50 des milliers d'enfants «à risque» (papa toussait) dans des familles d'accueil à la campagne pour les «préserver» - parfois pour très longtemps. La campagne était devenue Arcadie, et les petits bergers et les petites bergères ne retournaient jamais à leurs faubourgs natals.
Il y a pourtant quelque chose qui cloche dans ce récit, et un défi de taille qui en découle : comment réinventer une fierté urbaine en temps de pandémie, sans pour autant tomber dans la célébration andouille des pintes à 4 euros, des masques sous le menton et de la fureur de vivre malgré la contagion (cf. les penseurs cités plus haut pour les références théoriques) ? Les hygiénistes du XIXe siècle avaient quelques pistes, relevant, comme Louis René Villermé, que paradoxalement les villes étaient moins touchées que les campagnes par les épidémies - grâce à la «civilisation», disait-il. Les chiffres de la grippe espagnole de 1918-1919 avaient conduit aux mêmes conclusions inattendues, et l'on sait aujourd'hui que les zones d'Afrique les plus touchées par le VIH sont rurales, comme les berges du lac Victoria ou le KwaZulu-Natal en Afrique du Sud - pour les rêveries bucoliques il faudra repasser. Reste une question politique : comment défendre la valeur vitale de l'interconnexion biologique face aux tentations de fuite ou d'antisepsie généralisée ? Que faire des liens qu'instaurent les microbes entre nous ? L'historienne Kari Nixon suggère de chercher des réponses dans la littérature de la fin du XIXe siècle, en particulier chez ceux qui, de Thomas Hardy à Henrik Ibsen, ont tenté d'affronter le dilemme de la promiscuité en ville à l'âge de la découverte des microbes. Le lien épidémique apparaît alors, pour le dire vite, comme la condition et la conséquence d'une vie pleinement vécue, et peut-être de la démocratie elle-même.
Mais le plus inspirant est de se tourner vers nos maîtres en coronavirus : les chauves-souris. Créatures merveilleuses : elles sont les seuls mammifères, avec nous autres, à vivre en groupes de plusieurs millions ; les seuls à savoir voler aussi. Troisième prodige : les chauves-souris hébergent des virus, Ebola ou corona, qui ne provoquent pas chez elles la moindre maladie. Elles ont trouvé avec eux à un compromis évolutif, parvenant non pas à les contrôler par la guerre immunitaire, mais à les tolérer grâce à des systèmes anti-inflammatoires qui limitent la réponse de leur propre corps à l’infection (analogues aux corticostéroïdes ou au tocilizumab que l’on donne aux malades du Covid-19). Le plus fort est que les trois prodiges sont inséparables (essayez de voler en toussant, ou d’apprendre à tolérer Ebola tout seul dans votre coin). C’est la leçon des chauves-souris, qui ont des millions d’années d’avance dans l’expérimentation des délices de la grégarité : nos manières à nous de nous arracher à la gravité, nos petits prodiges - l’élégance, la solidarité, le rire et le soin - tiennent peut-être à notre façon bizarre de nous tenir chaud à plusieurs millions, malgré, avec, grâce aux épidémies.
Quant à moi, ragaillardi depuis que j’ai pris ces quelques notes, je termine désormais mes correspondances par un «PS : super la vie à la ville». Je suis content (c’est-à-dire désespéré) d’être là où je suis.
Cette chronique est assurée en alternance par Nadia Vargaftig, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo Plumauzille et Johann Chapoutot.