En France, l’instruction est obligatoire mais les enfants peuvent être instruits en dehors du système éducatif d’Etat ou même de toute institution scolaire, ce qu’on appelle communément «instruction dans la famille», et selon le principe de la liberté pédagogique garantie à l’agent de l’instruction. Depuis un peu plus de vingt ans, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, n’ont eu de cesse de rogner progressivement cette liberté à coups de remaniements du code de l’éducation et de resserrer ainsi l’étau du contrôle institutionnel étatique sur la formation des enfants qui se sont vu imposer un «socle commun» puis des «paliers de progression» et, plus récemment, un abaissement de l’âge à partir duquel l’application des normes éducatives et l’acquisition des savoirs et compétences devront être contrôlées.
Aujourd’hui, en interdisant l’instruction à domicile, le président de la République supprimerait toute possibilité de s’instruire autrement. Nous pourrions orienter notre argumentation contre ce projet de loi de bien des manières. Nous pourrions évoquer, par exemple, le caractère attentatoire d’une telle loi à une liberté que nous jugeons fondamentale, pas seulement en ce qu’elle permet de garantir le respect de la diversité des choix éducatifs, sociaux, culturels, économiques, bref, des choix de vie. Ce faisant, nous montrerions comment ce projet s’inscrit dans un projet plus global de restriction des libertés individuelles et d’appauvrissement des modes de vie. Nous pourrions aussi dénoncer, non pas le caractère dérisoire quoique symbolique (pour reprendre des caractérisations lues dans la presse) d’une mesure, mais son inadaptation manifeste, criante, scandaleuse à un problème mal identifié et décrit, celui du «séparatisme» religieux ou, soyons plus directs, du «séparatislamisme» qui est en grande partie un produit de l’intolérance envers la communauté musulmane et des discriminations qu’elle subit.
Mais nous voudrions plutôt évoquer la dérive sécuritaire d’une classe politique qui ne sait gérer la violence que par plus de contrôle, donc plus de violence. Nous voudrions évoquer une autre croyance, source de souffrances : celle selon laquelle l’école doit, par priorité, garantir la sécurité des enfants, celle selon laquelle elle pourrait les protéger, ainsi que l’ensemble de la société, de tous ses maux. Elle le fait probablement, d’une certaine manière, pour quelques enfants de parents extrêmement violents ou défaillants. Mais le «récit» de l’école omet systématiquement d’évoquer la violence structurelle de l’institution scolaire. Nous ne faisons pas ici seulement référence aux violences en milieu scolaire (racket, harcèlement, etc.). Il s’agit là d’une violence de situation qui va, elle, produire des actes de violence : celle qui consiste à regrouper en un lieu fermé et séparé des autres activités humaines tous les enfants entre 3 et 16 ans (voire plus) pour leur dispenser un enseignement mal adapté à leurs besoins de développement, leurs rythmes et leur sensibilité. L’école est la principale cause de la réduction drastique du temps libre des enfants, dont de nombreux psychobiologistes, comme Peter Gray ou Hubert Montagner, ont montré les effets délétères. Elle exerce une emprise totale sur la construction des enfants et cause des ruptures affectives avec la famille. Par ailleurs, la sociologie, qui nous confronte si souvent avec nos illusions, a montré à plusieurs reprises comment l’école, même en admettant qu’elle soit parvenue à élever le niveau global d’instruction de la population depuis un siècle, ne parvient pas à réduire les inégalités, voire en produit ou reproduit. L’école a même produit un mal nouveau : «l’échec scolaire».
Le milieu familial n’a d’ailleurs pas le monopole des violences (physiques, psychologiques, sexuelles) qui se produisent aussi entre les murs de l’école, où des figures d’autorité peuvent être tentées d’abuser de celles et ceux qui y sont soumis. Les violences sexuelles sur mineurs, notamment, qui ont cours dans le milieu familial peuvent parfois être reproduites à l’école par ses victimes (viols, attouchements, harcèlement). Si nous rappelons tous ces faits, ce n’est pas pour plaider en faveur d’une abolition de l’école mais pour remettre les choses en perspective et montrer les limites des promesses d’un gouvernement qui se fourvoie : non, davantage d’école, moins de liberté, ne nous prémunira pas contre la violence. Les garde-fous, souvent, génèrent les violences qu’ils sont censés prévenir, instaurent une fausse sécurité, sont déresponsabilisants. La fin de la possibilité de vivre et s’instruire hors école (et non pas à sa marge), voire libéré des contraintes d’une société scolariste, représente non seulement une privation, une négation de liberté, une impossibilité de choisir son mode de vie, mais aussi un appauvrissement culturel du même ordre que celui qui consiste à uniformiser, standardiser, normaliser, calibrer les individus selon une logique de gestion mécanique industrielle du vivant. Tout cela au nom d’un leurre, peut-être d’un mensonge, celui de la sécurité. La sécurité a toujours été l’excuse de ceux qui veulent instaurer plus de contrôle, démanteler les derniers bastions de diversité et d’autonomie, plutôt que de réfléchir à des modes diversifiés, résilients, souples, non policiers et surtout collectifs de gestion des violences. In fine, c’est peut-être davantage cela qui dérange et, en ce cas, la menace «séparatiste» serait un prétexte.
Encore une fois, le sacrifié est l’enfant, défini par sa vulnérabilité qui exige une protection au mépris de ses droits les plus fondamentaux. Protéger un enfant, est-ce le contraindre à vivre et se former d’une certaine manière ? Il devrait être possible de lutter contre les maltraitances subies par les enfants dans un cadre familial «séparatiste» sans interdire l’instruction en famille.
Signataires : Yazid Arifi cofondateur de l'Ecole démocratique de Paris, Elodie Bayart anthropologue, Bernard Collot instituteur retraité, Marc-André Cotton enseignant, Manuèle Lang journaliste, Olivier Maurel professeur retraité, Daliborka Milovanovic philosophe, Thierry Pardo chercheur, Ophélie Perrin thérapeute, et Audrey Vernon comédienne