On pourrait parler du retour de The Walking Dead ou de l'effrayante nurse Ratched, mais comment lâcher le feuilleton de la campagne américaine ? Ne nous le cachons pas, l'annonce de l'hospitalisation, même brève, du président-candidat Trump avait même quelque chose de profondément réjouissant ; même si le gentil candidat démocrate, Joe Biden, recommandait de ne pas en plaisanter, allant jusqu'à «prier pour lui», on a bien le droit d'en rire - comme de toute blague d'arroseur arrosé.
Surtout si l'on se rend compte que c'est le grand raout super-spreader organisé dans la roseraie de la Maison Blanche réunissant les notables républicains pour fêter la nomination de la réactionnaire Amy Coney Barrett à la Cour suprême qui a été le cadre de la contamination : des dizaines de gens sans masques assis côte à côte ou en train d'échanger des gros hugs, tout à leur joie de profiter du décès de la grande juge féministe Ruth Bader Ginsburg (RBG) pour la remplacer par une militante anti-avortement. Pour reprendre la blague de Bette Midler : «On dirait que RBG a plaidé sa première affaire devant Dieu, et a gagné.»
Il y a bien là une dimension… biblique. Toute la vie de Trump a été dans le déni de la réalité - comme l'indique par antiphrase l'expression reality show -, qu'elle soit financière, politique, sociale. Il a évacué tous les faits qui donnaient une mauvaise image de sa présidence, prétendant être un leader fort, que les Etats-Unis vont mieux que jamais, que le virus n'est rien et que le vaccin est «au coin de la rue». C'est la réalité de la maladie qui s'abat sur lui, le réduisant un instant à son identité de cible chouchoute du virus : un homme âgé, en surpoids, en mondanité permanente et refusant toute protection. Comme le dit joliment une éditorialiste du New York Times, cette fois l'escroc (the con) de la Maison Blanche n'a pu duper le virus.
Mais ce qui est apparu au grand jour, c'est la position morale d'individus tels que Trump (car il n'est pas le seul de son espèce). Non seulement un égoïsme abyssal, une absence totale d'empathie et de care pour la souffrance et la mort des autres (comme dans ses déclarations triomphales à sa sortie d'hôpital), une hiérarchisation essentialisée du monde en gagnants et perdants - on le sait depuis 2016 où il se moquait des handicapés ou des parents d'un soldat tué au combat, jusqu'au grotesque débat de 2020 où il s'est moqué de ceux comme Biden qui portent scrupuleusement le masque, et où sa clique dans le public, notamment familiale, a tombé les masques en son honneur, refusant d'écouter les personnels de santé présents.
Non seulement un laxisme qui a été un exemple désastreux, puisque apparemment toute personne qui portait un masque à la Maison Blanche était l'objet de quolibets et que pour se faire bien voir il suffisait de ne pas le mettre. Mais aussi une position de surpuissance, destinée à impressionner, à apparaître comme courageux («j'ai vaincu le virus»), à nier toute vulnérabilité. Et pourquoi pas ? Trump a été moins inconscient qu'escroc, et bon calculateur des risques - pour lui-même. Lui et ses proches collaborateurs ont eu depuis des mois la chance de tests rapides et quotidiens. Malade, il a bénéficié des meilleurs soins - au contraire de toute la population contaminée sous sa responsabilité. Son comportement ne relève pas du déni, mais d'une indifférence réelle au sort d'autrui. «I really don't care», précisait Melania Trump en 2018 au dos de sa veste en se rendant auprès d'enfants dans un camp de migrants.
La soudaine vulnérabilité de Trump - qui pourrait à la limite susciter l’indulgence, et lui vaut toutes sortes d’égards absurdes - n’en est pas une. Même si la pandémie a utilement révélé que nous sommes tous vulnérables, y compris les puissants, cette vulnérabilité est inégale face à la maladie. Trump profite de soins dont il entend encore priver le plus grand nombre en Amérique en s’en prenant à l’Obamacare. Il sort de l’hôpital affirmant que la maladie peut être vaincue, négligeant les 210 000 morts du Covid aux Etats-Unis, le million dans le monde : il ne parle que de lui, car c’est la seule chose qui lui importe.
Il serait tentant de voir dans la maladie de Trump un juste retour des choses et la preuve de l'indifférence du virus, qui s'attaquerait aussi bien aux présidents qu'aux clodos. Mais les chiffres aux Etats-Unis racontent une autre histoire. Les Noirs et les Latinos y courent deux à trois fois plus de risques que les Blancs de contracter le Covid, trois fois plus de risques d'en mourir. Selon le CDC, sur 121 enfants morts du virus en juillet aux Etats-Unis, près de 80 % étaient latinos ou noirs. En France aussi, d'ailleurs : une étude de l'Insee a montré que la mortalité par Covid a été deux fois plus élevée pour les personnes nées à l'étranger que celles nées en France. Un département comme la Seine-Saint-Denis a ainsi connu une surmortalité très élevée, ses habitants utilisant davantage les transports en commun pour aller travailler et exerçant dans des secteurs tels que l'alimentation, le nettoyage, les soins à la personne, la livraison… ; bref tous ces métiers du care qu'on dit essentiels, une antiphrase encore pour dire que ceux et celles qui les exercent au service d'autrui sont quantité négligeable (1).
Le retour express et triomphal de Trump à la Maison Blanche symbolise à lui seul cette exploitation. Il a passé sa vie à se décharger de ses responsabilités ; en campagne il a accusé les Chinois des ravages de l’épidémie, les démocrates des violences à Portland, les gauchistes des incendies de forêt. Son comportement dément, qui s’est traduit encore lors du débat avec Biden par le refus inédit du respect de la moindre norme de civilité humaine, n’est pourtant que la concrétisation du système de profit qui l’a mis au pouvoir, qui consiste à faire porter aux autres - aux plus vulnérables - le fardeau de la vie des privilégiés. Encore une leçon de la crise.
(1) Voir la Société des vulnérables de Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, Gallimard, Tracts, 2020.
Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Fœssel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L'Heuillet.