Normalement, l’urgence ne dure pas longtemps, c’est même sa caractéristique essentielle. L’urgence, c’est un danger imminent où tout peut basculer. C’est un moment critique où tout peut arriver mais après lequel, si on en réchappe, les choses doivent reprendre leur cours. Il lui appartient de passer vite, pour le meilleur et pour le pire. Voilà pourquoi, déjà, il est étrange qu’elle se prolonge, cela semble contradictoire, dans les termes ! Mais si on dit : «L’urgence ne peut pas durer», c’est aussi pour une autre raison. C’est comme une indignation politique. C’est que, pendant l’urgence et en son nom, on suspend tout le reste. Et d’abord nos principes politiques, éthiques, sociaux. On peut s’accorder pour le faire, et le prévoir. Mais à condition que cela ne dure pas. On doit en sortir. C’est un enjeu politique majeur et même l’enjeu d’ensemble de la politique. On sait que les nazis n’ont pas eu besoin d’abolir la Constitution de Weimar : ils ont appliqué indéfiniment l’état d’exception. Des philosophes comme Carl Schmitt et Giorgio Agamben y voient non pas l’exception, mais la vérité du politique. Le terrorisme et certaines réponses qu’on y apporte vont dans leur sens, tissent le piège de l’urgence indéfinie. Mais quelque chose en nous y résiste. Quelque chose proteste et dit obstinément : «L’urgence ne peut pas durer.» Et c’est cela, en fait, la politique. Avec cet aiguillon simple, minime comme un caillou dans la chaussure, mais révélateur : c’est que l’urgence est insupportable, surtout si elle dure, une souffrance et, si on la prolonge, une torture.
La pandémie que nous vivons, de ce point de vue, c’est l’heure de vérité. Elle va durer. Et ses effets. Avec une alternative simple. Soit nous y demeurons dans son urgence continuelle, les sirènes, la sidération, devenue permanente. Et c’est un risque réel. Soit nous y résistons et la dépassons, et pas seulement en nous «adaptant», mais en inventant autre chose. Car c’est la fonction, en fait, du politique : construire ce qui permet d’échapper à l’urgence. Faire que la vie collective ne soit pas une longue et insoutenable urgence. Ce qui impose non pas seulement une adaptation passive, mais des inventions réelles. Et surtout d’intégrer à nos principes généraux la protection contre des dangers qui ne passeront pas puisqu’ils sont, désormais, chroniques.
Bien sûr, il y a déjà eu de longues épreuves insoutenables par leur durée. D'ailleurs si une comparaison entre notre situation et la Première Guerre mondiale était légitime, ce serait sur cet aspect temporel. Il y a «ceux de 14» comme disait Genevoix qui entre bientôt au Panthéon. Mais ils pensaient que cela allait passer vite. Quelle dut être la surprise au fil des quatre années qui suivirent. Pensons à eux et disons le ainsi pour nous : «Nous sommes en 1915». Au creux de la vague (et pas seulement sur l'une ou l'autre), et sidérés qu'elle se prolonge. Mais ce n'est pas une guerre. Et on doit penser autrement cette urgence-ci qui dure. Cette durée qui en contredit une autre, celle dont parlait un certain Bergson, notre vie, notre liberté. Une «durée» tuera-t-elle l'autre ? On doit y résister, on le peut. Car nous connaissons les réponses et on peut les résumer en deux points généraux, dont le deuxième l'emporte encore sur le premier.
La médecine indique la première voie, pourtant, elle, qui a su mettre le mot urgence au pluriel, qui est fondée là-dessus ! «Les» urgences : c’est savoir prioriser, «trier», ce qui est au cœur du présent, et vital, mais avec des degrés et des principes, cliniques, mais aussi éthiques, même si leur application est parfois tragique. Et donc, si aux urgences on «attend» c’est (sauf pénurie ou impéritie) parce qu’on est pris en charge et qu’on a anticipé. Avec justice.
Mais justement, cette prise en charge médicale ne suffit pas et on le voit bien aujourd'hui. L'éthique médicale passe par le choix social, à une autre échelle, et ce ne sont pas seulement les médecins qui choisissent (heureusement pour eux), mais nous tous, d'abord. Les théoriciens de l'exception ont raison sur un point : c'est que l'urgence est d'abord politique. Vitale, mais au sens politique du terme (ce pourquoi nous parlons de vitalisme critique). Pas même seulement «l'économie», face à la santé. Mais la justice. «Les femmes et les enfants d'abord», dans un naufrage : c'est la version chevaleresque, ridicule par certains côtés, révélatrice pourtant. Le principe d'abord. La politique d'abord. On ne peut passer le moment de la pandémie et du vivant dans l'urgence. La démocratie, le social et la solidarité d'abord. Institués, discutés, assumés jusque dans un nouveau temps long, alors libéré de l'urgence continuelle, par de nouvelles règles et un progrès politique, seule réponse durable. Il y a une situation qui va durer. Mais ce qui ne peut pas durer c'est une manière de l'affronter, au jour le jour. C'est déjà mieux que le déni. Mais cela ne suffit pas. Une autre société n'est plus seulement possible. Elle est urgente.
Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Fœssel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L'Heuillet.