Son sourire provocateur éclaire le spot publicitaire d'Asos, une marque de vêtement haut de gamme, portant la promesse d'une jeunesse spectaculaire vivant à contre-courant. C'est la fille que l'on voit à l'image déverser son ivresse, et qui va et qui vient, riant, assise sur une balançoire, et dont la beauté nous éclate au visage comme ses paillettes dorées. Lean Chihiro, la fille noire aux cheveux roses manga, se balance encore et toujours sur un toit enneigé dans la grisaille urbaine. À 21 ans, Morgane Ebara est une rappeuse atypique aux activités polyvalentes qui oscillent entre musique, arts visuels et mannequinat. Son morceau « Règlement Space #7 », un freestyle créé pour le média Le Règlement, cumule bientôt un million d'écoutes sur Spotify. Et Teenage Humanoïde son dernier EP sorti au mois d'août, produit chez l'auditeur le même engouement.
Affable et éloquente, Lean chihiro possède ce charme et ce sens du verbe que lui a légué son père Daddy Lord C, ex-boxeur titré et rappeur underground étoilé, membre de La Cliqua dans laquelle il formait La Squadra avec Rocca. Elle a su s'en démarquer pour construire sa légende personnelle. Sa mère, une ancienne mannequin qui nous a quitté trop tôt, l'a initiée notamment à la musique soul, rock, funk, jazz et la culture japonaise. Celle qui a abandonné le lycée pour phobie scolaire rappe en anglais, sa langue de prédilection, et m'explique « qu'elle désirait créer une distance entre Morgane et Lean Chihiro. L'anglais est la langue la plus universelle dans laquelle je pouvais enfin me faire comprendre » dit-elle. Si la plateforme Soundcloud peut se révéler être un accélérateur de carrière pour certains artistes, la jeune rappeuse y trouve une sorte de refuge dans lequel elle se crée une petite communauté à l'international qui absorbe ses sentiments. « Je ne me sentais pas vraiment comprise par les gens que je côtoyais au collège, mais je me suis rendue compte via Soundcloud qu'il y avait plein de gens qui me ressemblaient et me comprenaient. Ça m'a encouragé à m'accepter ». Cette idée d'acceptation de soi est l'une des thématiques les plus récurrentes dans la musique de Lean Chihiro.
« Elle est passée à l'étape supérieure en entrant dans le monde professionnel », raconte Sara Lanaya productrice de L'EP 8 titres et fondatrice du label Chez Ace, l'une des rares femmes en France à diriger une maison de production indépendante spécialisée dans le hip hop. « Et nous sommes toutes les deux des filles descendantes d'immigrés » ajoute la directrice du label pour souligner leur sororité. Lean Chihiro, sa petite protégée, dont une partie du nom est emprunté au personnage du film d'animation japonais de Hayao Miyazaki, gagne en expérience et en assurance. Avec son projet musical à mi-chemin entre son étincelle adolescente qui ne veut pas s'éteindre et cette flamme adulte qui ne demande qu'à s'embraser, Lean Chihiro retrace son passage à l'âge de raison et nous immerge dans ses expériences personnelles (ses déceptions, ses joies, ses sentiments amoureux...) en condamnant les qu'en dira-t-on : « Everytime I go outta my house, people look at me like I killed their wives », lance-t-elle cyniquement dès les premières notes de « Shadows ». À la fois joyeux et mélancolique, elle nous propulse dans un monde enchanté, où les couleurs arc-en-ciel de ses rêves d'enfant côtoient les nuages orageux d'un monde féminin et mâture. « J'adore ce côté enfantin… sans doute parce que je me comporterai toujours comme une adolescente ! », confie dans un rire la parisienne.
Son disque Teenage Humanoïde est entièrement réalisé par Issho, son partenaire musical avec lequel elle forme un duo. Ce dernier lui propose des sonorités tantôt trap comme le titre « Pull up » et tantôt reggaeton tel que le morceau « Ice Cold Bubble Tea ». Lean Chihiro chevauche en anglais les instrumentaux mais n'hésite pas à glisser quelques mots en japonais comme dans la chanson « To the Max ». Et, pour la première fois, sur le titre « Nuit » elle pose des mots en français, un domaine qu'elle devrait à mon sens explorer davantage dans ses projets futurs. « Issho, mon beatmaker, a su me proposer un univers qui me correspondait. Entre nous il y a une bonne synergie. Il a développé une palette d'émotions et notamment cet aspect sombre qui évolue vers la lumière au fil des chansons, car nous avons conçu l'ordre des titres de l'EP par émotion ».
Morgane Ebara cultive pour se construire son identité, la symbolique d'une image moderne et afro-asiatique. Elle affirme sa féminité par un look vestimentaire branché : corps tatoué avec plus d'une quinzaine de motifs, eye-liner coloré sur le visage, chaussures à grosses semelles, vêtements XXL... Elle apparaît dans ses clips, petit bout de femme fluorescente, telle une égérie fashion déambulant dans la capitale nipponne, sauf qu'ici c'est Paris, l'un des pôles de la mode mondiale. Dans chacun de ses clips, elle développe son style car sa différence, comme un diable, réside dans le détail. « Je ne m'adapte pas toujours aux nouvelles tendances de la mode et m'habille le plus souvent avec des fripes de vêtements à petits prix. Les médias m'ont souvent présenté au public comme une influenceuse, ce que je ne suis pas. Je suis une artiste » conclue-t-elle, avec honneur à sa filiation, à sa tradition familiale.