Tribune. Ce qui vient encore d'être attaqué de la plus sidérante façon, c'est la République, mais il faut dire tout de suite en quel sens, tant le piège tendu est à nouveau redoutable. Ce n'est pas la République seulement comme objet d'un conflit, avec ses défenseurs et ses adversaires, et il y en a de plus d'une sorte. Et il faut les combattre, sans jamais céder. Et bien sûr le fanatisme issu d'une religion parmi eux. Mais ce qui est attaqué à travers l'enseignement, comme cela le serait aussi à travers d'autres cadres (par exemple un tribunal et un procès, un journal ou un théâtre), c'est autre chose.
C’est justement la République non seulement comme objet d’un conflit, mais comme cadre pour affronter les conflits, et il ne faut jamais oublier cet autre versant essentiel, non moins essentiel que le premier. Car il faut défendre la République contre ses adversaires et ces attaques. Mais il faut la défendre aussi comme cadre capable de traiter les conflits, y compris ceux qui conduisent à ces attaques, et justement pour éviter qu’ils y conduisent. C’est bien sûr ce que fait l’enseignement. Et il faut même aller plus loin. Il y a les conflits dont traite l’enseignement, qui est loin d’être un catéchisme, même s’il faut aussi enseigner les principes comme tels. Car il faut connaître et savoir énoncer les principes (les droits fondamentaux). Mais il faut connaître aussi leur histoire, les drames qui sont à leur origine, les contestations dont ils ont fait l’objet, et cela grâce à toutes les disciplines. C’est le rôle et la force de l’enseignement, d’affronter ainsi ces conflits, jusque dans le contemporain brûlant qui les ravive. Mais il y a aussi les conflits que (comme la presse, l’art ou la justice même) peut susciter l’enseignement. Eh bien les institutions républicaines sont capables de les affronter aussi, et par des institutions, républicaines, politiques, civiles. Et chacune et chacun doit avoir confiance aussi dans cette capacité-là à affronter le désaccord et le conflit, et c’est cela aussi qui a été visé dans cette attaque.
Il est normal qu’il y ait des contestations
Dès lors, ce n’est pas seulement par défaut d’information, mais par pudeur, par respect, par principe, que l’on ne commettra pas l’indignité de rentrer, pour ainsi dire, dans la salle de classe ou le contenu d’un cours d’un collègue assassiné. Car nous savons que l’institution républicaine n’est pas seulement un principe qui ne doit pas être contesté, mais un principe capable de traiter le conflit et la contestation, même sur sa propre application, et c’est là sa plus grande force, et ce qu’il faut défendre quand c’est attaqué. Et il est normal qu’il y ait des contestations, dans une société elle-même divisée et conflictuelle et il faut les affronter sans céder à la tentation de les récuser d’un coup et en bloc, car ce serait tomber dans le piège auquel nous renvoie aussi cet attentat, comme si par exemple aucun débat ne devait être ouvert d’aucun côté, ni sur les caricatures par exemple, ni sur tel autre aspect, comme le voile de celles qui accompagnent en dehors de l’école. Ouvrir et maintenir ces débats, c’est résister de l’intérieur à leur transformation en conflits. Sans céder sur le refus de l’attaque contre le principe même qui permet de résister, contre la République.
Il faut donc toujours lutter sur ces deux fronts inséparables, contre les adversaires de la République, mais aussi contre une République qui ne serait plus capable de traiter de ses divisions et de ses conflits. Il se trouve qu’un enseignement ce semestre sur Claude Lefort ravive pour nous l’inséparabilité de ces deux versants qu’il a associés dans toute son œuvre. Le pouvoir démocratique comme lieu vide que nul ne saurait remplir et s’approprier sans tyrannie. Mais aussi la division sociale que nul ne saurait nier non plus, et qui cherche justement à se faire reconnaître dans cet espace public par des droits déterminés, à condition que personne ne cherche à usurper pour autant cette place centrale et le droit des autres et de tous. L’enseignement, la culture et la politique même, c’est ceci : enseigner ces principes communs contre ceux qui les contestent ou se les approprient, mais précisément pour affronter le désaccord et les conflits et en faire l’instrument d’un progrès commun.
Double front
Et cela vaut même dans l’urgence, même dans la pire attaque, là où c’est le plus douloureux et difficile, et même lorsque l’urgence ne semble pas directement politique, mais elle l’est toujours, par exemple et même si cela semble ici passer d’un coup au second plan, dans la pandémie. Lutter sur ce double front est le défi sans cesse repris de l’époque. Mais c’est ce qui répond à notre effroi. Plus d’un effroi devant un acte plus d’une fois terrible. Parce qu’il peut surgir n’importe où, presque aléatoirement, comme sur un pont à Londres ou ailleurs. Parce qu’il touche un visage, une voix, une vie. Parce qu’il touche à un principe, à un pilier, qu’il faut défendre. Dont nous savons qu’il est vital aussi, pour chacun de nous. Parce qu’il en révèle le sens, auquel il s’agit de ne pas renoncer. Comme le savent ceux qui le défendent. Et qui sont bien loin d’être naïfs. Ils et elles sont plus conscients et conscientes même des conflits que ceux qui appellent à la guerre. Car ils savent qu’il y a deux ressources pour y répondre, et qui exigent l’une et l’autre des cadres publics, la défense légitime et la parole vivante.