L'Amazonie continue de tourner la tête des chercheurs. Dans ce bout de France guyanais, ils sont des dizaines à vouloir explorer ce «territoire à enjeux» : étendu, peu occupé, difficile à arpenter, à photographier (couverture nuageuse limitant les photos aériennes), perclus de «désaccords politiques sur les messages à faire passer, les divergences de regards sur l'histoire, la persistance de mythes géographiques comme l'Eldorado».
Contre-atlas
Un contre-atlas, donc. L'ambition est donnée par deux mousquetaires du CNRS qui ont convaincu plus de 80 cartographes, sociologues, historiens, anthropologues, géographes, archéologues, ethnobotanistes, linguistes, etc. de les suivre dans une aventure éditoriale inédite en géographie : «remobiliser les cartes existantes pour les commenter». En ajoutant des cartes inédites lorsque cela s'impose. Il faut interroger «la performativité des cartes», déconstruire et reconstruire. Prenant exemple sur la fameuse exposition du Centre Pompidou («Cartes et figures de la Terre», 1980), l'atlas est organisé autour de la fabrique des cartes (confiner, délimiter, détecter, collecter, nommer), de leurs usages (mesurer, planifier, révéler, figer, relier). Autant de gestes qui conduisent aux entrées thématiques comme la frontière, le littoral, la forêt, les circulations, l'orpaillage, la toponymie, l'urbanisme, la géopolitique, la santé… Un inventaire à la Prévert nécessaire pour comprendre, ensuite, les enjeux du pouvoir, les cartes comme un discours, en contestant «la naturalité et l'innocence apparente du monde tel qu'il est donné par les cartes passées et présentes».
Wayanas du Haut-Maroni (source :
[ C. Prémat ) ]
ça donne quoi ?
Un gros atlas foisonnant comme une forêt tropicale. En dépit des boites qui rangent les thématiques, les questions se croisent et se recroisent. Chaque page est une surprise. Ainsi, l'insularité du bouclier guyanais (qui avait permis d'excuser le lapsus de Macron en 2017) est-elle aussi une introduction à la diplomatie verte du PNUD et de l'IUCN. On vit avec les habitants du Maroni «qui sont du fleuve», longtemps espace de rencontre sur une frontière politique depuis 1763 entre les deux Guyanes. De passionnantes cartes sur la toponymie révèlent comment les populations de la forêt construisent leurs espaces relationnels.
Sur la topographie, un copieux chapitre déconstruit les cartes et les regards qu’elles ont fabriqué. Le chapitre le plus attendu est celui sur la forêt dont les auteurs examinent le mythe de la forêt primaire. La forêt guyanaise a une histoire écologique, avec des communautés qui la font co-évoluer selon les choix politiques et technique. Une carte des zones de chasse selon les époques (on remonte jusqu’à 1670), un dossier sur les abattis, des photos de fossés précolombiens, une évaluation géographique de la biomasse, tout chamboule nos représentations.
Du savoir au pouvoir
La prospection naturaliste montre comment on passe des zonages de savoir à des zonages de pouvoir, comment on bâtit un herbier, comment les pisteurs renseignent sur la faune jusqu’à des hypothèses sur la génomique : ces pratiques savantes donnent le goût de la Guyane comme un territoire à part, une station d’observation unique au monde. D’autant que les découvertes sur un littoral très instable rassemblent des données sur un monde précolombien qui remonte au premier millénaire.
Sur les circulations et mobilités (distances, ponts, routes, pirates, etc.), sur l’orpaillage (voir ci-dessous), sur la gouvernance du foncier, l’atlas réserve des surprises à chaque page. Comment a été réalisé le PLU de Maripasoula, la commune la plus vaste de France ? Comment une religieuse bourguignonne, Anne-Marie Javouhey, bâtit une utopie avec les «Africains» en pleine période esclavagiste ?
L'atlas, très gourmand en photos, va jusqu'à travailler sur les représentations de la Guyane au cinéma. De belles collections de cartes mentales lycéennes, de cartes totems surprennent autant que le blanc de Géoportail annoncent une conclusion sur «l'abyssalité critique». Non, la carte n'est pas le territoire. Qu'on s'en persuade avec cet atlas en tous points exceptionnel dans son projet et son aventure scientifique autour de deux chercheurs qui ont dû fournir un travail colossal : Matthieu Noucher et Laurent Polidori (CNRS Bordeaux et Toulouse).
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Un ouvrage très documenté sur l’orpaillage