La libre circulation au sein de l'Union européenne est l'une des victimes collatérales de la lutte contre la pandémie de coronavirus. Aujourd'hui, voyager dans l'Union est un exercice à haut risque, des pays entiers pouvant être d'une minute à l'autre classés «rouges» ou «orange» par un Etat ou un autre, sans que les zones ou les mesures sanitaires (test, quarantaine) imposées au voyageur impénitent soient les mêmes d'un pays à l'autre… Pour essayer de mettre un peu d'ordre dans l'immense foutoir qu'est devenue l'Union, les vingt-sept Etats membres ont adopté ce mardi 13 octobre une «recommandation» proposée par la Commission le 4 septembre dernier. Un premier pas timide, puisque ce texte n'est pas obligatoire et laisse une large marge de manœuvre aux Etats.
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Après la fermeture désordonnée des frontières intérieures au début du mois de mars, lorsque la pandémie a atteint l'Europe, l'Union, sous l'impulsion de la France qui s'est la première inquiétée de cette fragmentation accélérée du marché intérieur qui menaçait d'embolie les économies européennes, a multiplié les efforts pour convaincre ses Etats membres de revenir au statu quo ante, un virus n'ayant jamais été arrêté par une frontière. Il s'agissait aussi de sauver le secteur touristique vital pour les pays du Sud ainsi que les transports aériens et ferroviaires. Début juillet, non sans mal, la situation était à peu près revenue à la normale.
Politique de gribouille
Mais c’était compter sans la Belgique qui s’est mise, début août, sous l’influence de son puissant comité scientifique, à exiger de tous les voyageurs un «formulaire de localisation» avant de déclarer unilatéralement et sans aucun préavis «zones rouges» des régions, voire des pays entiers, ce qui impliquait une interdiction de voyage, et pour ceux qui revenaient de ces zones, une quatorzaine obligatoire. Ainsi, Paris a découvert le jeudi 27 août à 18 heures que la France avait basculé en zone rouge, ce qui a stoppé net le trafic du Thalys…
Le résultat de cet unilatéralisme belge ne s’est pas fait attendre : plusieurs pays ont pris des mesures de rétorsion, surtout lorsqu’ils ont découvert que la situation épidémiologique du royaume n’était pas exactement un modèle. Pire : chacun s’est mis à imiter la Belgique en interdisant des voyages dans tel ou tel pays ou région, sans aucun souci de cohérence, et/ou à exiger tests et/ou quatorzaines. Comme le note la recommandation adoptée aujourd’hui par les Vingt-Sept, «les mesures prises unilatéralement […] mettent les entreprises et les citoyens face à un large éventail de mesures divergentes qui évoluent rapidement». En septembre, seuls trois pays avaient maintenu leurs frontières intérieures totalement ouvertes : la France, le Portugal et la Suède. L’effet sur le tourisme et les transports de cette politique de gribouille a été immédiat, puisqu’il est quasiment impossible de savoir si l’on pourra ou non voyager et à quelles conditions : la saison touristique a été logiquement catastrophique et le secteur aérien, déjà sinistré, n’a pu se refaire une santé.
Commission inerte
La Commission, elle, est restée totalement inerte, se contentant le 8 août de demander des «explications» à la Belgique, alors même que la libre circulation, l’un des piliers de l’Union, était réduite en lambeau. Encore une fois, elle s’est retranchée derrière son absence de compétence, la protection de la santé publique relevant des seuls Etats. Il a fallu que fin août, Paris annonce une initiative commune avec Berlin, qui exerce la présidence semestrielle tournante de l’Union, pour que la Commission se réveille et propose une «recommandation», celle-là même qui a été adoptée en un temps record par les Vingt-Sept.
Le but de ce texte est d’harmoniser les critères sanitaires afin de définir une carte unique des zones à risques. Chaque Etat devra donc transmettre toutes les semaines au Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC en anglais) les taux cumulés de cas de Covid-19 sur quatorze jours, les taux de positivité aux tests et le nombre de tests de dépistage effectués. Sur cette base, l’ECDC publiera une carte comprenant trois couleurs : vert (taux cumulé de cas de coronavirus avérés inférieur à 25 pour 100 000 habitants et taux de positivité inférieur ou égal à 4%), orange (respectivement 50 et supérieur à 4% ou inférieur à 150, mais taux de positivité inférieur à 4%), rouge (respectivement supérieur à 50 et taux supérieur ou égal à 4%, ou simplement taux cumulé de cas de Covid-19 supérieur à 150). Les Etats pourront ajouter d’autres critères : hospitalisations, réanimations et décès.
Vert, orange, rouge
A partir de là, les pays pourront décider, après en avoir averti la Commission et les autres Etats membres au moins quarante-huit heures à l'avance, que les voyageurs provenant de zone orange ou rouge devront se soumettre à une quarantaine, un confinement et/ou à un test de dépistage (la carte de l'ECDC est ici). Seules exceptions : ceux qui exercent des «fonctions essentielles», des étudiants aux journalistes en passant par les frontaliers, les diplomates, les salariés du secteur des transports, etc. Enfin, les Etats devront informer le public des nouvelles mesures au moins vingt-quatre heures à l'avance alors que la Commission avait proposé cinq jours pour permettre de se retourner.
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Clément Beaune, le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, estime que «cet accord permet d’éviter les fermetures de frontières et privilégie les mesures de contrôle sanitaire les moins pénalisantes, comme les tests». Ce n’est pas l’avis des transporteurs aériens (Airlines for Europe et Iata) et des aéroports (ACI Europe) qui, dans un communiqué, accusent l’Union de mettre en danger des millions d’emplois puisque en pratique, les voyages resteront toujours aussi risqués : d’une part, la quarantaine, qui pourra être imposée en lieu et place d’un test négatif, revient, de fait, à maintenir fermées les frontières (qui prendra le risque de passer quatorze jours enfermé à l’aller et éventuellement quatorze jours au retour pour un séjour de deux jours ?). D’autre part, l’incertitude juridique demeure trop forte puisqu’un pays pourra décider d’une quarantaine seulement vingt-quatre heures avant un voyage…
N.B.: article publié sur le site de Libé le 13 octobre