Menu
Libération
Blog «Coulisses de Bruxelles»

Brexit: the never-ending story

Blog Coulisses de Bruxellesdossier
L’histoire sans fin qu’est le Brexit s’invite à nouveau au Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement de ces jeudi 15 octobre et vendredi 16 octobre. Car la négociation d’un accord commercial avec le Royaume-Uni est totalement bloquée. Les Vingt-sept qui ont autre chose en tête entre la pandémie de coronavirus, le casse-tête de leur fonds de relance à 750 milliards d’euros bloqué par la Pologne et la Hongrie qui ne veulent pas que le versement des fonds soit conditionné au respect de l
DR
publié le 21 octobre 2020 à 17h33
(mis à jour le 21 octobre 2020 à 21h13)

L’histoire sans fin qu’est le Brexit s’invite à nouveau au Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement de ces jeudi 15 octobre et vendredi 16 octobre. Car la négociation d’un accord commercial avec le Royaume-Uni est totalement bloquée. Les Vingt-sept qui ont autre chose en tête entre la pandémie de coronavirus, le casse-tête de leur fonds de relance à 750 milliards d’euros bloqué par la Pologne et la Hongrie qui ne veulent pas que le versement des fonds soit conditionné au respect de l’Etat de droit et les exigences du Parlement européen qui exige une augmentation du budget européen, vont donc une nouvelle fois devoir consacrer du temps au patient anglais…

La bonne nouvelle est que les Vingt-sept, en dépit des efforts de Boris Johnson, le Premier ministre britannique, demeurent unis : il est hors de question d'accorder au Royaume-Uni un accès préférentiel au marché unique s'il persiste à refuser de respecter les règles européennes en matière de concurrence et de normes. Les Européens estiment qu'il reste encore quelques semaines pour parvenir à un accord même si BoJo avait fixé au 15 octobre la date limite pour un accord, « mais c'est lui tout seul qui l'a annoncé », s'amuse un négociateur européen. En tous les cas, « ce n'est pas l'Union qui va tirer la prise : on va répéter nos exigences minimales », explique un ambassadeur. En clair, ce sera à Londres d'assumer l'échec. En attendant, les Européens vont se préparer au pire, au cas où. Décryptage.

• Va-t-on vers un accord ?

« Les négociations n'avancent pas du tout même si les Britanniques expliquent qu'il y a urgence », regrette un ambassadeur européen. « Ils disent qu'ils espèrent entrer bientôt dans un « tunnel », c'est-à-dire une négociation au finish au cours de laquelle on s'échangerait des concessions, style plus de poissons contre moins de normes sanitaires, poursuit un négociateur européen. Mais ça n'est pas comme ça que ça marche, il n'y aura pas de grand marchandage final, car ce n'est pas comme cela que fonctionne cette négociation ». De fait, il faut revenir au point de départ pour comprendre ce qui se joue : l'Union a offert au Royaume-Uni, qui restera géographiquement, c'est une évidence, et économiquement proche d'elle, un accord commercial sans précédent dit « zéro droit de douane, zéro quota », c'est-à-dire un large accès au marché intérieur. Mais en échange, elle veut que les conditions de concurrence (level-playing field) soient les mêmes de part et d'autre de la Manche, en clair que Londres s'engage à respecter les règles de l'Union matière d'aides d'État aux entreprises et applique ses normes environnementales, sanitaires, sociales, etc.

Or, pour les idéologues brexiteurs, c'est tout simplement impossible : « ils nous disent que le Royaume-Uni a récupéré sa « souveraineté » et qu'il doit pouvoir décider ce qu'il veut », explique un diplomate européen. « Ils ne veulent même pas prendre d'engagement à ne pas diverger de nos normes sur le long terme. Dans ce cas, on doit pouvoir leur appliquer des droits de douane ou limiter leurs importations s'ils pratiquent un dumping normatif ou budgétaire », poursuit ce même diplomate. Pour la pêche, autre sujet explosif, c'est exactement la même chose : Londres s'estime souveraine et ne veut donc prendre aucun engagement. « En réalité, on n'est pas dans une négociation rationnelle », regrette un ambassadeur européen. « On est face à une virulence émotionnelle contre l'Union », poursuit un eurocrate : « alors que les Britanniques acceptent des contraintes lorsqu'ils négocient avec des pays tiers, ce qui est la base du droit international, ils les refusent dès qu'ils nous parlent » !

Alors, accord ou pas accord ? « Rationnellement, Boris Johnson en a besoin : il est contesté en interne, il a mal géré la crise du coronavirus, il est confronté à une crise économique majeure, Donald Trump qui le soutient, et encore, risque de perdre les élections, il n'a donc aucun intérêt à ajouter la crise à la crise », analyse-t-on à Bruxelles. « Mais franchement je ne parierai pas un euro sur la rationalité de Johnson », soupire un eurocrate.

• Qu'est-ce qui coince ?

Les points les plus contentieux sont au nombre de trois. Il y a d'abord bien sûr la question du "level-playing field". Des progrès techniques ont été réalisés récemment, mais Londres refuse tout engagement contraignant comme vient encore une fois de le montrer le refus des députés britanniques d'inscrire dans la loi un engagement à appliquer les plus hauts standards sanitaires sur les produits alimentaires. Londres veut se ménager la possibilité de conclure des accords commerciaux avec des pays moins regardants que l'Union comme les États-Unis qui pourraient ainsi exporter vers le Royaume-Uni leurs poulets désinfectés à la chlorine, une pratique interdite dans l'Union. Le second point de blocage concerne la question de la gouvernance de l'accord en cas de viol des engagements ou de désaccords sur son application. S'il y a eu des avancées techniques, là aussi, le récent projet de loi sur le marché intérieur britannique qui autorise le Royaume-Uni à violer la partie de l'accord de retrait conclu avec l'Union concernant l'Irlande du nord a tout bloqué : comment faire confiance à un futur partenaire commercial, s'il menace, avant même de signer un accord, de rompre ses engagements ? « Ils ont sans doute voulu nous impressionner », analyse un négociateur européen, « mais l'effet a été inverse : on se méfie encore plus d'eux et on a mis davantage l'accent sur la gouvernance pour exiger le maximum de garantis ». Et le Parlement européen a prévenu : pour ratifier un accord, il exigera que cette loi britannique qui institutionnalise la violation du droit international soit abrogée. Un nouvel élément dans l'équation…

Dernier point qui coince, la pêche. Le Royaume-Uni souhaite reprendre le contrôle de ses eaux très poissonneuses et négocier tous les ans un accès limité des chalutiers européens. L'Union, elle, souhaite conserver le large accès tel qu'il existe aujourd'hui. C'est une question très délicate pour les États côtiers, la Belgique, les Pays-Bas, l'Irlande, le Danemark et la France évidemment, qui est particulièrement intraitable sur le sujet. La question n'est pas qu'économique, pour le Royaume-Uni, le secteur de la pêche ne représentant que 0,1 % de son PIB. Elle est avant tout politique : s'y mêlent la question de la souveraineté retrouvée, mais aussi le souci de soutenir de petites industries, réservoirs de voix pour les élections. Sur le sujet, l'Union comme le Royaume-Uni disposent chacun d'un fort levier. Si les eaux britanniques sont très poissonneuses, plus des deux tiers des poissons pêchés par les chalutiers britanniques (plus de 70 %) sont revendus en Europe. Les Britanniques mangent moins de poissons, et moins de variétés de poissons, que les Européens : « qu'ils le vendent au Pérou, on verra s'ils y parviennent », se marre un diplomate européen. En outre, les Britanniques pêchent aussi dans les eaux européennes. Les deux côtés auraient donc en principe tout intérêt à trouver une solution. En principe.

· Qu'en est-il de l'Irlande du Nord ?

Le traité international de retrait de l'Union, conclu le 17 octobre 2019 est accompagné d'un Protocole nord-irlandais, supposé résoudre la question épineuse de la frontière entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande. Cette ligne invisible de 499 kilomètres est la seule frontière terrestre entre l'Union et le pays tiers que devient le Royaume-Uni. L'idée est d'éviter l'instauration d'une frontière "en dur", inconcevable politiquement pour des raisons historiques (les catholiques nord-irlandais, bientôt majoritaires, souhaitent leur rattachement à la mère patrie et ce désir a entraîné une guerre civile de 30 ans - les Troubles - dont la fin a été signée par un traité de paix en 1997). L'accord prévoyait que l'Irlande du Nord reste, de facto, à l'intérieur du marché intérieur européen, et que les contrôles sanitaires, sur la conformité ou le paiement de la TVA, soient réalisés entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord, soit dans les ports d'entrée d'Irlande du Nord soit à bord des bateaux sur la mer d'Irlande. Mais avec sa loi sur le marché intérieur britannique, Boris Johnson s'est ménagé le droit de ne plus respecter le droit européen sur les aides d'État et de suspendre les contrôles en mer d'Irlande : « ça nous contraindrait à imposer des droits de douane aux produits nord-irlandais entrant en République d'Irlande », explique un eurocrate, autrement dit à rétablir une frontière… C'est pour cette raison aussi que le retrait de cette loi britannique est désormais un préalable à tout accord.

• Que se passera-t-il le 31 décembre 2020 ?

« Le risque d'un no deal sur l'accord commercial n'a absolument pas la même importance qu'un no deal sur le Brexit », explique un diplomate européen. « Avec l'accord de retrait, on a organisé une sortie ordonnée du Royaume-Uni qui a débuté le 31 janvier avec son départ des institutions. Et quoi qu'il arrive, il sortira du marché intérieur le 31 décembre à minuit ». C'est à ce moment-là que 80 % du choc aura lieu et un accord sur un traité de libre-échange n'y changera strictement rien : à la fin de l'année, on va jeter une poignée de sable dans un moteur jusque-là parfaitement huilé, ce qui va ralentir les échanges. En clair, les douanes vont se mettre en place de part et d'autre de la Manche, les marchandises vont être contrôlées, notamment les produits agroalimentaires qui devront répondre aux normes phytosanitaires européennes, il n'y aura plus de reconnaissance mutuelle automatique, des tonnes de papiers devront être remplies, la TVA du pays de destination devra être payée à la frontière… Il faut imaginer les scènes de chaos que cela va entrainer, les Britanniques exportant essentiellement vers l'Union et étant largement dépendants d'elle pour ses importations.

S’il n’y a pas d’accord commercial, cela va juste un peu plus compliquer les échanges. En clair, les Européens et les Britanniques vont, en plus des contrôles douaniers qui se mettront en place quoiqu’il arrive, appliquer droits de douane et quotas quantitatifs exactement comme ils le font avec les pays avec lesquels ils n’ont pas conclu d’accord de libre-échange. Mais le choc sera terrible pour le Royaume-Uni et dans une moindre mesure pour l’Union, puisqu’il est bien plus intégré économiquement à l’Union que l’Australie ou le Canada.

Pour éviter une rupture totale, quelques accords sectoriels seront signés avec Londres, notamment dans le secteur aérien pour permettre aux avions des compagnies britanniques d’atterrir en Europe, mais sans droit de cabotage (plus de Londres, Paris, Rome par exemple). Mais pas question d’aller au-delà, sur le modèle suisse par exemple, le Royaume-Uni étant un concurrent potentiel d’une autre dimension…

N.B.: version longue de l’article consigné avec Sonia Delesalle Stolper et publié sur le site de Libé le 15 octobre