Comme
le souligne l’excellent documentaire Bunker Cities, «le XXIe
siècle sera celui des murs». Murs entre pays bien sûr, mais également
murs internes, notamment matérialisés par les fameuses gated communities,
des communautés fermées plus ou moins coupées du reste de la ville et/ou de la
société. Ce type d’habitat a le vent en poupe et contribue à détruire un des
fondamentaux d’une société: la diversité. Raison qui rend la
compréhension de ce phénomène indispensable.
Ces
quartiers privés, d’abord populaires dans des mégapoles très inégalitaires (Los
Angeles, Rio de Janeiro, Johannesburg, etc.), se propagent peu à peu sur les
cinq continents. Ils sont la plupart du temps facilement repérables puisque entourés de clôtures ou de murs et ne sont accessibles que via des
points d’entrée plus ou moins surveillés selon l’environnement socio-économique (porte à digicode, caméras, vigiles, herses
anti-intrusion). Leur présence peut cependant passer plus inaperçue, notamment
dans les centres villes verticaux, où cette privatisation de
l’espace se manifeste sous l’apparence d’un simple gratte-ciel mais dans lequel
toute une série de services ne sont disponibles qu’aux habitants, encourageant
ces derniers à minimiser tout contact avec la vie extérieure. Mais qu’est-ce
qui rend si attractif ce genre d’habitat? Et quelles sont les
conséquences de ces quartiers fermés.
Très
souvent, l’argument phare est de procurer aux habitants un sentiment de
sécurité qu’ils ne retrouveraient pas ailleurs. L’insécurité contre laquelle
l’objectif est censé protéger peut être, selon les cas, réelle ou fantasmée. Il
est clair que dans de nombreuses villes au sein desquelles les disparités sont
fortes, les tensions sociales sont extrêmes et peuvent se traduire par des
atteintes aux biens et aux personnes, en particulier les plus aisées. Ainsi, au
Brésil ou en Afrique du Sud, les enlèvements suivis de rançons sont fréquents
et contraignent de nombreux citoyens à vivre au sein de dispositifs de
surveillance quasi militaires pour retrouver au moins un semblant de sérénité. La
clôture traduit ainsi l’obsession de nombreux quartiers aisés à se retrancher
et à dissimuler leurs richesses et leur style de vie. Si
les risques sont évidemment moins élevés dans des villes plus petites et/ou
moins inégalitaires, on remarque tout de même que cet argument sécuritaire fait
bien toujours partie des motivations des habitants. Ce qui nous amène à bien
distinguer la sécurité du sentiment de sécurité. Les gated communities se chargent le plus
souvent de répondre davantage à ce dernier qu’à la sécurité en tant que telle.
Il suffit de voir la faiblesse de nombreux dispositifs de surveillance quant à
une hypothétique attaque de gens extérieurs. De l’aveu même de nombreux
habitants, ces dispositifs visent ainsi à rassurer plus qu’à protéger. Il n’empêche
qu’ils constituent pour beaucoup une échappatoire vis-à-vis du quotidien
anxiogène très présent à l’ère des grands médias en concurrence et de réseaux
sociaux toujours plus avides de sensationnalisme.
À
noter que cet argument sécuritaire revient également pour ce qui concerne la
petite enfance. Vivre entre quatre murs permettrait ainsi une certaine
insouciance quant aux risques d’accidents de la route et/ou de mauvaises
rencontres que risquerait notre progéniture.
Autre
argument souvent mis en évidence à la fois chez les promoteurs et chez les
habitants des gated communities:
une certaine homogénéisation sociale, voire ethnique, qu’autorise cette forme
particulière de vivre-ensemble. Ces quartiers permettent en effet une vie entourée
de ses semblables, souvent ni trop pauvres, ni trop différents culturellement,
ce qui faciliterait un quotidien routinier très ordonné et de nouveau sans
mauvaise surprise. La plupart des quartiers de ce type sont d’ailleurs très peu
habités par des minorités, exception notable des pays du Sud où de nombreux
expatriés en ont fait leur lieu de prédilection.
Mais
ne nous leurrons pas. Pour l’immense majorité des habitants, l’homogénéité dont
il est question est avant tout socio-économique. En d’autres termes, importent
moins la culture et la couleur de peau qu’un certain standing, sinon en termes de niveau de revenus, du moins en termes de
mode de vie. Il faut d’ailleurs souligner que, contrairement à une idée reçue,
les résidences fermées ne sont pas toujours des ghettos de riches. Dans de
nombreux endroits, ce type d’habitat a tendance à se démocratiser et attire
également une classe moyenne en perte de repères. Ce phénomène est
particulièrement visible aux États-Unis, probablement car il permet la
combinaison d’un mode de vie dans lequel l’esprit de communauté a une grande
importance avec un fort individualisme, notamment résidentiel.
Cette
homogénéisation peut dans certains cas prendre des allures caricaturales, à
l’instar de la célèbre ville privée de Sun
City, en Arizona (près de quarante mille résidents), exclusivement réservée
aux retraités et dans laquelle le règlement n’a d’autre but que de faire
profiter les habitants d’une certaine quiétude bien méritée après une vie de
dur labeur. Règlement qui va jusqu’à fixer les heures de visites des petits
enfants pour ne pas déranger le voisinage. Car pour bénéficier de cette
quiétude, un des prix à payer est de se plier à un ensemble de règles strictes en
vigueur dans toute gated community qui se respecte: absence de
nuisances, calme, entretien de son environnement, contrôle de la venue de
populations extérieures, etc. Tout un règlement visant à ne pas venir troubler
la tranquillité du voisinage et garantir le fameux standing à ce qui
reste, ne l’oublions pas, un produit commercial immobilier.
À
noter que d’autres gated communities basent leur existence sur
l’orientation sexuelle («villages gays» réservés aux populations
homosexuelles en Floride ou en Californie) ou le caractère ethnique (quartiers
privés réservés à une certaine couleur de peau).
Très
souvent, le concept de gated community
inclut également une panoplie de loisirs parfois dignes des meilleurs clubs de
vacances qui foisonnent dans les régions ensoleillées. Piscine, golf, centre
commercial, église, cours particuliers de sport, livraison de nourriture à
domicile, animations musicales, bars et restaurants. Bref: tous les
ingrédients pour constituer une réplique de ce que l’on peut trouver à
l’extérieur mais dans un entre soi contrôlé. Le tout donnant l’impression aux
habitants de vivre «en vacances toute l’année». Cet aspect
paradisiaque se ressent jusqu’aux mots composant l’appellation de nombreuses gated communities tels que palm, sun, falls, garden, resort, lake, wood, etc.
À
cet égard, on peut faire un parallèle avec les complexes hôteliers présents aux
quatre coins du monde et qui vont jusqu’à former de véritables enclaves
touristiques également déconnectées de l’arrière-pays et de ses réalités
locales. Il est d’ailleurs significatif que nous retrouvons dans l’argumentaire
marketing de ce type de tourisme les mêmes types d’«avantages»
qu’offre le mur pour les gated
communities: sentiment de sécurité, absence de mendicité et de
rencontres indésirables, homogénéité culturelle (un comble dans un pays
étranger…).
Dernière
motivation et non des moindres: la volonté de vivre dans un cadre
agréable et un environnement préservé. Concrètement, cela implique une faible
circulation automobile, des espaces verts, du calme et, quand le pays le
permet, un climat agréable toute l’année. Et tant pis si cet
environnement naturel est en réalité… tout à fait artificiel:
fontaines ostentatoires, pelouses parfaitement tondues et bien vertes, même
dans des zones arides, arbustes taillés à la perfection, parterres fleuris et
colorés, étangs, cascades. Tout
est réuni pour fournir un idéal paysager, rassemblant d’ailleurs souvent
davantage à un décor de parc à thèmes qu’à un vrai paysage. Que l’on se trouve
à Karachi, au Caire ou à Mexico, un trait caractéristique de nombreuses gated communities est leur côté
interchangeable et identique, ce qui peut sans problème les faire rentrer dans
la catégorie de «non-lieux», à savoir des espaces standardisés et
déshumanisés dépourvus de toute histoire sociale et collective. Bien
souvent, cet intérieur très propret contraste avec l’extérieur des murs, en
particulier dans les pays du Sud, où l’espace public est abandonné par un
pouvoir défaillant et dépourvu de moyens. Ce type de quartier accentue ainsi la
déconnexion des habitants avec le reste de la société (d’autant plus quand une
partie significative des classes dirigeantes vit précisément du côté propre et
sécurisé de la barrière).
Questionner
le concept même de gated community vise à analyser ses impacts,
notamment car ceux-ci se font sentir au-delà du quartier concerné. Cette
logique d’emmurement volontaire est plus perverse qu’elle n’en a l’air car elle
contribue, comme l’explique Stéphane Degoutin, à une «bipolarisation de
la ville, dans laquelle tout est organisé pour qu’il n’existe aucune
communication entre les «bons» et les «mauvais»
quartiers».
Pire encore, elle encourage chez les résidents le sentiment que «peu
importe que le contexte se détériore tant qu’il est derrière les murs».
En ignorant son environnement, on contribue ainsi à sa dégradation. En d’autres
termes, «y habiter, c’est renoncer à résoudre le problème de la
société». Cette
homogénéisation choisie favorise ainsi une homogénéisation subie, celle des
quartiers défavorisés, lesquels connaissent un désinvestissement croissant
(transports et services publics, mobilier urbain, éducation) du fait de l’exode
des ménages les plus fortunés, phénomène réduisant l’assiette fiscale du
territoire. Comme l’explique Loïc Wacquant, c’est la première partie d’un
cercle vicieux rendant ces quartiers encore plus propices à la misère et à la
violence,
renforçant leur mauvaise réputation et les stéréotypes sur leurs habitants. Cette
gestion de l'espace à deux vitesses atteint son paroxysme dans des zones de
guerres, à l'instar de l'Irak où des quartiers ultra sécurisés sont instaurés
pour les fonctionnaires américains liés à l'occupation militaire du pays. Ces
«zones vertes», raconte Naomi Klein, «ont leur réseau
électrique, leur réseau téléphonique, leur réseau d'égouts, leur réserve de
pétrole et leur hôpital de pointe équipé de salles d'opérations immaculées, le
tout protégé par des murailles de cinq mètres d'épaisseur, tout cela au
milieu d'une mer de violence et de désespoir».
Cette allégorie
insulaire résume le succès des gated communities, jamais très loin de
l’idéal paradisiaque qui gouverne nos imaginaires, nourris des mythologies
religieuses dans lesquelles, rappelle Marie Redon, nous retrouvons souvent
«la notion d’enclos et de jardin d’agrément, d’un espace limité et
réservé à quelques heureux élus méritants».
Davis Mike, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte,
1997, p222.
Paquot Thierry (sous la
direction de), Ghettos de riches, Paris, Perrin, 2009, p160.
Degoutin Stéphane, Prisonniers
volontaires du rêve américain, Paris, Éditions de la Vilette, 2006, p263.
Wacquant Loïc, Parias
urbains – Ghettos, banlieues État, Paris, La Découverte, 2006, p169.
Klein Naomi, La
Stratégie du choc – La montée d'un capitalisme du désastre, Paris, Actes
Sud, 2008, p638.
Redon Marie, Géopolitique
des îles, Paris, Le Cavalier Bleu, 2019, p82.