Tribune. Il y a peu, je demandais à un neveu, petit jeune homme au demeurant délicieux, pourquoi il faisait le ramadan. La question n'était pas anodine de la part d'un bouffeur de curés, d'imams ou de rabbins, ces trois aimables cousins. Pris d'effroi, il m'a répondu : «Je sais pas», et j'ai mesuré l'étendue du désastre, celui de pas savoir pourquoi on croit, pratique et s'incline. Pire, il ne semblait pas comprendre, mon neveu, ce que voulait dire «croire». Il ne semblait même pas espérer en échange de sa dévotion une quelconque consolation, pardon ou rédemption, ici nulle vierge offerte ou rivières de lait. Il n'attendait rien de sa croyance, il croyait, point, et ne cherchait pas à savoir pourquoi il ne savait pas. Magnifique petite autruche, il enfonçait tout son corps dans un sable funeste, semblait en vérité s'accrocher à la paroi la moins rude de sa vie, c'est tout.
Pendant qu’il disparaissait à vue d’œil, je sondais soudain la profondeur de l’abîme incarnée par un cerveau éteint, infiniment vide. Je peux dire que j’en ai eu le vertige et une insondable peur s’est emparée de moi, limant d’un trait les petites griffes qui me font condamner au débotté quelque croyant que ce soit. J’ai mesuré aussi l’étendue, la profondeur de sa peur à lui car la question l’a crispé tout entier.
Par cette simple question, il s'est senti menacé dans ce qu'il croyait être des fondements des plus légitimes. J'ai compris que ma question valait menace, qu'il semblait se dire comme dans la chanson de Souchon : «Putain ça penche, je vois le vide à travers les planches.» A ma décharge, il me connaît aussi sous ce jour d'apostat tranquille, d'innocent athée, de pourfendeur souriant de prophètes, qu'ils aient ou pas apparences humaines. Impensable, dans l'abîme qui nous séparait, deux épées se sont croisées qui cherchaient des cous à trancher. La mienne gorgée de sémantique anticléricale et de paraboles merdeuses, promptes à tomber sur n'importe quel bigot ; la sienne plus translucide, floue mais prête à prendre corps dans une armature de métal incassable.
Un quelconque quidam passant par là aurait pris notre tête-à-tête pour le plus banal échange. Et pourtant du néant émergeait le plus fratricide combat, le corps-à-corps le plus sanglant. Le tendre bougre n’avait rien à m’opposer comme argument qu’une sueur froide et une haine du même degré Celsius, l’un et l’autre mêlés et provoqués par la peur d’être pris en tenaille et enfin égorgés par une symbolique jugulaire. Haletant, il s’est vu traqué, pourchassé et crevé sur un bout de trottoir. J’étais mal. Ce n’était qu’une question atrocement banale, et il a perdu pied. Ce n’étaient que des mots mais qui prenaient à cet instant la forme d’un rasoir ou peut-être d’une hache, les deux le découpant en fines tranches, de simples mots qui réclamaient sa mort.
Quant à moi, ma peur n’est pas née de sa croyance ou pas en Dieu ou par un degré de spiritualité quelconque, elle s’est cristallisée devant le vide et l’affolement du jeune homme, et mon sang s’est glacé. Par une question somme toute anodine, me suis retrouvé dans la peau du tyran que je ne voulais pas être, la peau d’un prédateur traquant sa bête agonisante et blessée, une bête prête à mourir non sans être accompagnée dans sa lugubre fin par la bouche assassine. Ce jour-là, j’ai vu dans un tête-à-tête innocent le plus terrible combat qui soit, j’ai vu la mort en découdre, comme ça, l’air de rien. En d’autres circonstances, d’autres terres habitées d’ombres et de voiles, je serais peut-être mort ou mutilé. Là, je ne devais mon salut qu’à une accidentelle filiation et certainement à toute l’empathie que je porte toujours à ce jeune homme qui ne demandait rien d’autre qu’être agréable au monde, je devrais dire à «son» monde déserté par les mots, mots qui sont autant d’idées qui font l’homme libre.
Cher Samuel, paix à ton âme. En me remémorant ce tête-à-tête, je pense à l’homme libre que tu as été, au verbe censé élever les consciences. Mais voilà, le vide, le néant le plus saugrenu t’ont vaincu. On en rirait si ce n’est ta mort, si ce n’est cette ironie qui fait des ténèbres les absurdes et permanents vainqueurs de la lumière.