Citant Bruno Latour évoquant l’écriture comme une pleineaction pour se mettre en mouvement, Stéphane Cordobès («philosophe, géographeet photographe» énonce la couverture du livre) donne ici le résultat d’une enquête àSaint-Pierre-et-Miquelon comme un manifeste. Pour dire haut et fort combien lesterritoires et leurs habitants peuvent être le moteur de la grande bifurcationécologique en cours.
Car une fois qu’on est d’accord sur ce qu’est l’anthropocène,sur ce qui nous attend avec le changement global, que fait-on ? Attend-ond’autres COP dont les accords peuvent être piétinés par des politiquescomme Trump ou Bolsonaro? Pense-t-on que restreindre les libertés – comme le Covid lepermet – peut être un prétexte pour les États de reprendre la main quand toutsemble dérailler ?
Saint-Pierre-et-Miquelon permet de répondre à quelques questions. Parce que le changement climatique y est plus rapide qu'ailleurs(érosion, submersion), que l'archipel est menacé par l'épuisement des ressourceset englué dans un modèle économique insoutenable. Après la morue qui a disparu(voir le superbe spectacle du géographe Frédéric Ferrer), «le climats'emballe, les jeunes partent, les habitants doutent, la faune et la floredépérissent».
Les habitants sont-ils philosophes ? «Si letemps le permet» est leur ponctuation au milieu d'autres mots trèslocaux (la pluie tombe à l'horizontale, les avions atterrissent en crabe…). Defait, les photos du littoral portent les traces des violences du climat auxquellesles habitants répondent par une grande liberté dans l'urbanisme, les pratiquessociales comme la pêche, la chasse. La ville a l'allure d'une banlieue américaineen un peu plus désordonné avec des biotopes fouillis. La bagnole y est maîtresse,gavée d'énergie fossile importée. D'ailleurs, tout vient de l'extérieur, y compris l'alimentation. Cela n'empêche pas quelques extraterrestres de rêver à unhub.
«La dépendance devient un mode d'existence». Unpeu de pêche «à bas bruit», des emplois surtout saisonniers. On rêve de relance, de numérique comme un nouvel eldorado. Le mantra politiquereste la croissance. Pour Cordobès, l'effondrement est déjà là mais les habitantss'accrochent. Saint-Pierre-et-Miquelon est entrée dans l'anthropocène par lagrande porte : extinction des espèces, migrations des animaux, courants marinsplus chauds, baisse de l'enneigement, usure du littoral… Le village de Miquelonest menacé directement et les colères humaines enflent car il faut rendre à la nature cequi lui a été pris. Crispations, immobilisme.
Les générations se désolidarisent entre elles. Les plus âgéesangoissent, les plus jeunes quittent le territoire avec colère et nostalgie. S’adapter ?Facile à dire. Le temps fait son œuvre et le passé tient lieu d’ancre.
Stéphane Cordobès, en mission, ne l'oublions pas, «s'arrête,souffle, regarde le paysage». Il rêve que les locaux luttent contre lesdépendances, se remettent à chasser pour de bon, à jardiner, à élever desanimaux, à donner corps à la fameuse transition écologique. Ils refusent un parc naturel marinjugé trop contraignant. Ils ne savent pas désigner ce qui peut être sauvé, «désartificialisé,réensauvagé»… Une base scientifique serait-elle la solution ?
Et si on adoptait le modèle des cahiers de doléance, suggèreBruno Latour ? Pour dénoncer, par la même occasion, la séparation entrehumains et non humains. Pour refonder «l'expérience esthétique» entravaillant les imaginaires, la sensibilité. Comme ThomasSaraceno au Palais de Tokyo pensant l'aérocène ou comme Micheletti et Chivava quimiment la Terre en agonie.
Michel Lussault clôt cet essai «sensible», cette«scénographie de la pensée» dans un ouvrage qui «participe plusdu registre de l'essai, souvent méditatif, que de la publication scientifiqueacadémique». Manière d'être en phase «avec ce Monde vulnérable que nousavons en partage, soumis à l'hubris du système extractiviste». Un nouvellerelation au territoire, aux personnes, au vivant. Ni plus, ni moins.
----------- Et on signale les chroniques de géo’virale de M. Lussault (de l’Ecole urbaine de Lyon, où S. Cordobès est chercheur associé) sur ce que la pandémie révèle de nos modes de vie contemporains.
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