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Libération
Sociologie de prétoire

Procès des attentats de janvier 2015 : la discordance des temps

Attentats de «Charlie Hebdo» et de l’Hyper Cacher : un procès hors normedossier
Chaque lundi sur le site de «Libération», des chercheurs éclairent le procès des attentats de 2015 grâce aux sciences sociales. Cette semaine, Virginie Sansico pointe la notion de temps omniprésente dans les débats, entre temporalités historique, judiciaire et factuelle.
Devant le tribunal de Paris, le jour de l'ouverture du procès des attentats de janvier 2015. (Photo Thomas Coex. AFP)
par Virginie Sansico, historienne, HisTeMé (université de Caen) et Cesdip (université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)
publié le 26 octobre 2020 à 16h03

«Ça va faire six ans, ça fait long pour vous, mais pour moi c'est deux jours.» Ainsi débutait, il y a déjà un mois, la déposition d'une parente de victime de l'attentat de l'Hyper Cacher. Quelques jours auparavant, une femme ayant croisé la route des frères Kouachi avait au contraire indiqué au sujet des accusés : «Ils sont emprisonnés depuis cinq ans, moi je suis emprisonnée depuis cent ans.» Survivant de l'attaque de Charlie Hebdo, Simon Fieschi a lui évoqué un «moment judiciaire extrêmement important», tout en précisant qu'une fois celui-ci terminé, lui «restera avec les conséquences de ces faits».

Depuis le début du procès des attentats de janvier 2015, l'omniprésence des références au temps – passé, présent et futur –, et les allusions récurrentes à l'asymétrie entre le temps des attentats et celui de la justice, entre le temps des victimes et celui de la procédure, est frappant, jusqu'aux provocations d'un témoin clé, arrivé au tribunal avec plus d'une heure de retard et déposant en se tournant mécaniquement les pouces comme pour tuer le temps face à une cour irritée d'impatience, indiquant qu'il n'avait «pas eu le temps» de se présenter spontanément à la police après avoir reconnu les armes arborées par Amedy Coulibaly dans sa vidéo de revendication.

Consciemment ou à leur corps défendant, et tout en exprimant des ressentis variables et contrastés, de nombreux acteurs de ce procès semblent ainsi avoir intégré la dimension historique de ces audiences, décrétée avant même leur ouverture par la décision de leur enregistrement audiovisuel au titre de la loi Badinter de 1985, s’interrogeant sur la place de leur histoire personnelle dans la temporalité de cette procédure et des événements de 2015 dont elle réactive inévitablement les blessures.

Sur fond de contentieux terroriste

Pourtant, force est de constater l’indéniable inscription de ce procès dans le temps présent d’un contentieux terroriste devenu, hors des caméras et de la surattention médiatique, quotidien et ordinaire, comme en témoigne une journée récente où se déroulait simultanément l’interrogatoire de l’un des accusés, le procès de l’«attentat manqué de Villejuif», celui d’une «revenante» d’Irak, et celui, presque anachronique, de l’ancien chef de l’ETA Josu Ternera, et ce quelques jours à peine après la condamnation de l’auteur de l’attaque au marteau, en 2017, de trois policiers qui patrouillaient sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame, et alors que le juge des référés examinait une assignation, par quatre associations, du réseau Twitter accusé de ne pas suffisamment modérer les contenus haineux propagés par ses abonnés, terreau de nombreuses violences.

Comme pour souligner cette troublante banalité, le procès des attentats de janvier 2015 se déroule dans la salle habituellement réservée aux audiences de la seizième chambre correctionnelle de Paris, qui juge semaine après semaine les revenants de la zone irako-syrienne et l’ensemble des délits commis en lien avec les filières jihadistes. Les onze accusés présents sont par ailleurs principalement poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste, une infraction souvent qualifiée de «fourre-tout» et devenue la matrice juridique des procédures terroristes actuelles. Des accusés qui, en l’absence des auteurs des tueries de 2015, apparaissent aux yeux de nombreux observateurs comme trop petits, ou feignant de l’être, donnant aux débats un caractère parfois décalé au regard de l’immensité des faits examinés à l’échelle de la société française et de chaque vie venue se raconter lors des premières semaines dédiées à l’audition des parties civiles.

Fractures politiques et mémorielles

Mais cet aspect presque ordinaire ne peut masquer les spécificités de ce moment de justice, comme si nous assistions à un procès hybride, à la fois d'une agaçante redondance et à la dimension historique évidente mais non moins complexe. Si l'importance sociale de ce premier grand procès français du terrorisme ne fait aucun doute au regard des évènements de 2015, celui-ci fait également figure d'exception parmi la dizaine de ceux filmés depuis 1987 pour «la constitution d'archives historiques de la justice» qui, très majoritairement, concernaient des faits entrés et définitivement ancrés dans l'histoire, de la Shoah au sang contaminé, de la dictature chilienne au génocide rwandais.

Le procès actuel juge une violence contemporaine qui ne bénéficie pas de la mise à distance historique, comme nous l'a rappelé le sauvage assassinat, le 16 octobre dernier, de Samuel Paty. Revendiqué, par l'emploi d'un langage juridique glaçant, comme une «exécution» sanctionnant l'usage pédagogique fait par le professeur des caricatures de Mahomet, cet attentat fait écho aux déclarations des rescapés de Charlie Hebdo durant le procès, qui donnaient le sentiment troublant de devoir justifier leur statut de victimes «innocentes», comme si celui, judiciaire, de «partie civile» ne suffisait à garantir leur innocence sociale.

La chaîne de responsabilités peu à peu mise à jour dans l’assassinat de Samuel Paty semble venir confirmer ces dissonances redoutées par les membres du journal satirique, et que ce procès, dont le verdict est attendu pour le 13 novembre, ne parvient pas à atténuer. Bien loin de clôturer un processus historique, le procès actuel et les événements qui le jalonnent continuent à interroger les fractures politiques et mémorielles de la société française.