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Tribune

Dawit Isaak, presque deux décennies dans les geôles d’Erythrée

Jeté en prison depuis 2001 pour avoir commis des articles dans le premier journal indépendant du pays, l’histoire du journaliste suédo-érythréen s’est arrêtée là. Reporter sans frontière dépose une plainte pour crime international contre l’humanité auprès du ministère public suédois.
Photo de Dawit Isaak prise vers 1987-1988 peu de temps après son arrivée en Suède. (Kalle Ahlsen. RSF)
par Christophe Deloire, Secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF) et Shirin Ebadi, avocate iranienne, prix Nobel de la paix 2003
publié le 29 octobre 2020 à 18h04

Tribune. «Il me fallait une histoire/ Et toute la journée, je me suis demandé/ Que puis-je écrire ?/ Je n’en ai pas dormi de la nuit/ Qu’ai-je à dire ? […]/ J’ai déjà une histoire/ Que personne ne connaît et qui est formidable/ Je suis l’histoire.» Ghirmai Yohannes. Les poètes jouent un rôle majeur dans la société érythréenne pour ce qui est de raconter des histoires, et nombre d’entre eux utilisent également les mots en tant que journalistes. C’était le cas de Dawit Isaak et, comme en écho au célèbre poème de Ghirmai Yohannes, il est devenu l’histoire.

Permettez-nous de vous raconter l’histoire de Dawit Isaak. Enfant, il commence à écrire et met des pièces en scène. Adulte, il devient écrivain et publie plusieurs livres, qui lui valent d’élogieuses critiques et plusieurs prix. Lorsque l’Erythrée, fédérée à l’Ethiopie après la Seconde Guerre mondiale puis annexée, lutte pour son indépendance, Dawit fuit le conflit et trouve refuge en Suède en 1985. Après avoir atterri dans un camp de réfugiés, il trouve rapidement un travail comme concierge d’une église à Gothenburg. La journée, il lessive les sols et le soir, il est un membre actif de la diaspora érythréenne, qui rêve d’une Erythrée libre et démocratique. Dawit finit par acquérir la nationalité suédoise en 1992. L’année suivante, l’Erythrée devient indépendante.

Jeté en prison en 2001

Dawit revient à Asmara, la capitale. Peu après, il se marie et fonde une famille. En 1997, il rejoint Setit, une publication fondée par d'autres journalistes qui devient le premier journal indépendant d'Erythrée. La devise de Dawit est : «Si vous avez l'occasion d'écrire, faites-le.» Le 23 septembre 2001, quelqu'un frappe à la porte de son domicile. Dawit est jeté en prison sans autre forme de procès. Le Président Afwerki veut étouffer toute forme de débat dans le pays. Nous n'avons plus de nouvelles de Dawit Isaak depuis 2005. L'histoire s'arrête ici.

Dawit était un excellent journaliste et un spécialiste des questions sociales : pénuries d’eau potable, délits fonciers, corruption… Ayant vécu en Suède, il savait ce qu’est une démocratie et comment fonctionne un gouvernement démocratique. Malgré tout, il tenait à continuer à porter un regard positif sur les choses. L’Erythrée est un pays neuf, disait-il, et nous sommes sur la bonne voie. Il faut être patient. A présent, la patience de ses amis et de ceux qui le soutenaient est mise à rude épreuve. Dawit ne raconte plus d’histoires, il est devenu l’histoire.

Aujourd’hui, Reporters sans frontières dépose une plainte auprès du ministère public suédois pour un crime international en cours en Erythrée, dans la corne de l’Afrique. Voici dix-neuf ans, Dawit a été détenu sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre lui ni qu’aucune condamnation n’ait été prononcée. Au même moment, l’ensemble de la presse libre a été banni par le gouvernement. Dix-neuf ans. Cela fait de Dawit et de ses collègues érythréens les journalistes les plus longtemps détenus dans le monde. Etre maintenu derrière les barreaux sans condamnation, dans l’isolement le plus total et sans autorisation de visites pendant près de deux décennies, c’est un crime contre l’humanité.

La Suède confrontée à un délit international

Confrontée à ce délit international, la Suède est aujourd’hui dans l’obligation de défendre l’un de ses citoyens, mais aussi les droits de tous les humains. Cela fait plus de dix ans que l’Erythrée se situe dans les toutes dernières places du Classement mondial de la liberté de la presse élaboré chaque année par RSF. En 2016, une commission d’enquête des Nations unies sur l’Erythrée a rapporté que des crimes contre l’humanité y sont commis. Elle a recommandé à tous les pays de traduire en justice les suspects de crimes internationaux de cette ampleur grâce à la compétence universelle – ce qui s’applique à la Suède.

Le procureur général suédois a d’ores et déjà déclaré qu’il n’y avait aucune raison de croire que Dawit Isaak était effectivement la victime de crimes contre l’humanité et que le gouvernement érythréen en portait la responsabilité. Il a poursuivi en disant que bien qu’une enquête aurait pu être menée en Suède, il s’est prononcé contre sur l’avis du ministère suédois des Affaires étrangères. Aujourd’hui, il est temps que cela change.

Voilà pourquoi nous déposons cette plainte contre le Président érythréen, son plus proche conseiller, et certains de ses ministres et de ses généraux.

Ecrivons ensemble les prochaines pages de l’histoire de Dawit.