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Libération
Interview

Susan George : «Trump n’est pas un républicain, il se fiche totalement de la Constitution»

La présidente d'honneur d'Attac suit les élections dans son pays natal au plus près, en s'opposant toujours avec autant de vigueur aux excès d'un système néolibéral dont Donald Trump est l'incarnation.
Un électeur montre son sticker «I voted» à Clearwater, en Floride, le 19 octobre. (Douglas R. Clifford/Photo Douglas R. Clifford. AP)
publié le 3 novembre 2020 à 17h43

La politologue et écrivaine franco-américaine Susan George est de tous les combats contre les inégalités et les injustices. Elle raconte son parcours politique dans un livre d'entretiens qui vient de paraître au Seuil, Je chemine avec… Susan George. Son militantisme naît en 1967 avec la contestation de la guerre du Vietnam, alors qu'elle étudie la philosophie à la Sorbonne et suit les cours de Vladimir Jankélévitch. Elle ne cessera plus de se mobiliser, souvent son engagement se traduira par l'écriture d'un livre. Elle se jette à chaque fois à corps perdu dans des sujets qu'elle ne maîtrise pas encore bien et qui paraissent trop compliqués pour le grand public. C'est ainsi, sans être économiste de formation, qu'elle éclaire et rend accessible à tous le système inéquitable de la dette des pays pauvres (Jusqu'au cou : enquête sur la dette du tiers monde, La Découverte, 1988) ou de la faim dans le monde (Comment meurt l'autre moitié du monde, Robert Laffont, 1978).

Fondatrice et présidente du Transnational Institute, membre du conseil d’administration de Greenpeace (1989-1993), elle est surtout connue pour avoir cofondé Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne) dont elle est présidente d’honneur. Même si elle vit en France depuis longtemps, elle reste attentive à l’actualité politique des Etats-Unis. En ce jour d’élection présidentielle, elle livre une analyse éclairante et pragmatique.

Comment vivez-vous ces élections américaines ?

Ce sont sûrement les élections les plus importantes de ma vie. Je lis la presse, et notamment le sondage publié tous les jours par le Financial Times. J'ai pleuré de joie à l'élection de Barack Obama, de joie et de fierté : un homme noir pouvait devenir président des Etats-Unis. Mais aujourd'hui, je suis très inquiète. Trump n'est pas un républicain, c'est quelqu'un qui se fiche totalement de la Constitution, je me demande même s'il l'a lue un jour. Il a d'ailleurs déclaré que «comme président» il pouvait «faire ce qu'il voulait». C'est quelqu'un qui a profité du collège électoral, bien qu'ayant perdu le vote populaire en 2016.

Comment ce biais électoral s’explique-t-il historiquement ?

Une partie des constituants ne faisaient pas entièrement confiance au peuple et pensaient qu’il fallait contrôler son vote. Mais le problème politique pour la convention était que le nombre de représentants par Etat était très inférieur au Sud par rapport aux Etats du Nord. Parce qu’on ne comptait que les hommes blancs propriétaires. Pour égaliser, on a inventé la «clause des trois cinquièmes», plus personne n’en parle, c’est dommage : cette clause stipulait que cinq esclaves représentent trois personnes libres. Juste après eut lieu l’élection présidentielle de 1800, qui illustrait très bien cette nouvelle configuration. Les deux candidats étaient John Adams, un père fondateur des Etats-Unis originaire du Massachusetts, qui n’avait jamais eu d’esclaves, et Thomas Jefferson, de Virginie, qui avait possédé jusqu’à 400 esclaves et qui remporta le scrutin. La population était relativement réduite dans le Sud, le compromis des trois cinquièmes permettait aux Etats esclavagistes d’être représentés de façon presque équivalente avec les Etats du Nord, puisqu’on comptait les trois cinquièmes des esclaves dans la population de ces Etats pour calculer le nombre de grands électeurs. C’était la seule façon pour que le Sud accepte de se joindre aux Etats-Unis. C’est pour cette raison aussi que le Sud a toujours eu besoin de ce système de collège électoral. On devrait toujours se souvenir de cette histoire originelle, elle est lourde de conséquences aujourd’hui. Proportionnellement à sa population, le Sud a toujours plus de représentants que le Nord au Congrès. Cela donne encore un avantage à la droite américaine.

Dans votre dernier ouvrage, un livre d’entretiens très biographique mais aussi très politique, vous racontez un militantisme tardif ?

Oui, je viens d’une famille plutôt bourgeoise américaine. J’ai grandi à Akron, une ville industrielle de l’Ohio, le Clermont-Ferrand des Etats-Unis. J’ai eu envie de venir faire mes études en France car j’avais soif de débats d’idées, et j’avais l’impression que ce pays le privilégiait bien plus que les Etats-Unis. Adolescente, j’étais fascinée par la France. J’étais bien sûr contre le maccarthysme mais je ne me suis véritablement politisée qu’à la fin des années 60 avec la guerre du Vietnam. J’avais écrit à Noam Chomsky qui m’a mise en contact avec le Paris American Committee to Stop War (Pacs). En me mobilisant contre la guerre du Vietnam, j’ai bien sûr rencontré des Américains expatriés qui partageaient le même point de vue mais aussi des trotskistes français comme Alain Krivine, qui me demandaient de participer à des mobilisations, de faire des conférences.

Vous dénoncez depuis longtemps le néolibéralisme dont Trump se réclame, comment expliquer l’échec d’un modèle alternatif ?

J'éclaire ce point dans mon ouvrage la Pensée enchaînée (Fayard, 2007) qui analyse comment le néolibéralisme s'est imposé dans les idées, et dans la tête des gens, comment la gauche a échoué à contrer la généralisation de cette propagande néolibérale. Alors que les républicains et la droite américaine avaient bien compris que pour avoir le pouvoir, il fallait d'abord changer les idées. Ils ont investi beaucoup d'argent dans la diffusion de ces idées de droite. Ils ont commencé par remettre en question les débats les plus populaires de l'audiovisuel, qui étaient assez modérés, en exigeant qu'il y ait toujours au moins un représentant de droite. Et ils en ont profité pour placer les porte-parole de leur droite à eux, une droite très dure. Ils finirent par être représentés partout, de la plus petite feuille de chou à la plus prestigieuse publication de Harvard, et bien sûr dans la grande presse nationale.

C’est ainsi que Milton Friedman ou Friedrich Hayek ont formé les Chicago Boys, l’école du néolibéralisme par excellence. En avril 1947, Hayek a cofondé la Société du Mont-Pèlerin, association internationale d’intellectuels désireux de promouvoir le libéralisme. Ils ont eu la chance ensuite d’être relayés par des chefs d’Etat comme Margaret Thatcher ou Ronald Reagan. Les think tanks de droite avaient droit de cité partout, dans les médias, dans les universités et dans les entreprises. Ils ont réussi à créer des sous départements dans les universités dont l’intitulé était par exemple «Economie et Liberté». Ils ont réussi à diffuser cette idéologie absolument partout. Et Trump est un peu l’incarnation ou le résultat de tous les travers du néolibéralisme.

Aviez-vous prévu la victoire de Trump il y a quatre ans ? Et aujourd’hui ?

Oui et j'ai même des témoins (rires). Mais cette fois-ci je pense qu'il va lui manquer des voix féminines… Après la violence de ce mandat, les femmes doivent déserter le camp du Parti républicain. C'est difficile de prévoir quoi que ce soit aux Etats-Unis aujourd'hui. Parmi les points décisifs, il y a la question du financement des campagnes. Depuis 2010, et la décision de la Cour suprême dite «Citizens United» qui déplafonne le financement des campagnes par les intérêts privés, l'argent domine les campagnes. C'est dramatique. Mais on ne parle pas assez des petites contributions de soutien aux candidats. Joe Biden est le champion des micro-dons, jamais aucun candidat n'avait reçu autant. Comme beaucoup, je fais des micro-dons depuis six semaines à Biden mais aussi au Sénat. Il faut financer également les sénateurs clés, car sans le Sénat, Biden sera bloqué. Je donne pour la campagne de sénateurs d'Etats où je n'ai jamais mis les pieds… Pour le sénateur du Colorado, Alaska, Arizona, Caroline du Sud où un Noir pourrait bien gagner, ainsi que pour une femme qui pourrait l'emporter au Kentucky… Il faut essayer de les soutenir. Je pense que Biden peut gagner car il sera le président d'un seul mandat, en raison de son âge. De plus, n'avoir qu'un seul mandat force à agir vite, à prendre toutes les décisions importantes rapidement. Cela pourrait rendre Biden audacieux.