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Tribune

Islamisme : où est le déni des universitaires  ?

Dans une tribune publiée par «le Monde», une centaine de professeurs et de chercheurs dénoncent les «idéologies indigénistes, racialistes et décoloniales» de leurs pairs, lesquelles mèneraient au terrorisme. Les auteurs rejouent ainsi la rengaine du choc des cultures qui ne peut servir que l’extrême droite identitaire.
Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, à Paris le 22 octobre 2020 lors du lancement du Grenelle de l'éducation au Conseil économique, social et environnemental. (Albert FACELLY/Photo Albert Facelly pour «Libération»)
par Alain Policar et Alain Renaut, philosophe, Université Paris IV-Sorbonne
publié le 4 novembre 2020 à 17h53

Tribune. Comment peut-on prétendre alerter sur les dangers, réels, cela va sans dire, de l'islamisme en se référant aux propos confus et injurieux de Jean-Michel Blanquer ? Or, une récente tribune du Monde, au lieu de contribuer à une nécessaire clarification, n'a pas d'autre fonction que de soutenir un ministre qui, loin de pouvoir se prévaloir d'une quelconque expertise sur les radicalités contemporaines, mène en outre une politique régressive pour l'école, c'est-à-dire indifférente à la reproduction des inégalités socio-culturelles dont s'accommode l'idéologie méritocratique. Faire oublier cette politique en détournant l'attention, d'autres que lui l'ont fait. Il convient seulement de ne pas être dupe.

Car que disent les auteurs (certains d'entre eux, fort estimables, ont probablement oublié de relire) ? Que «l'islamo-gauchisme», ni défini ni corrélé au moindre auteur, est l'idéologie «qui mène au pire», soit au terrorisme. Ceux qui la propagent dans nos universités, «très puissants dans l'enseignement supérieur», commettraient d'irréparables dégâts. Et l'on invoque pêle-mêle l'indigénisme, le racialisme et le décolonialisme, sans le moindre souci de complexification, ni même de définition, souci non utile tant le symptôme de la supposée gangrène serait aisément repérable : le port du voile.

Plus de trente ans après l'affaire de Creil, et quantité de travaux sociologiques, on n'hésite donc toujours pas à nier l'équivocité de ce signe d'appartenance pour le réduire à un outil de propagande. Chercher à comprendre, au lieu de condamner, serait une manifestation de l'esprit munichois. Que la Conférence des présidents d'université (CPU) proteste contre les déclarations du ministre, en rappelant utilement la fonction des chercheurs, passe par pertes et profits, l'instance que l'on ne peut soupçonner d'un quelconque gauchisme étant probablement noyautée par des islamistes dissimulés !

Cette tribune rejoue, une fois encore, une vieille rengaine, celle du choc des civilisations : «haine des Blancs», «doxa antioccidentale», «multiculturalisme» (!), voilà les ennemis dont les universitaires se réclameraient, ou qu’ils laisseraient prospérer, jusqu’à saper ce qui fait le prix de notre mode de vie. Au demeurant, les signataires de la présente tribune sont profondément attachés aux principes de la République et, en l’espèce, à la liberté de conscience et d’expression. C’est au nom de celle-ci qu’ils se proposent de dénoncer les approximations de leurs collègues.

Choisir le débat plutôt que l’invective

Concernant l’indigénisme, sa principale incarnation, le Parti des indigènes de la République (PIR) a totalement échoué dans sa volonté d’être audible dans nos enceintes universitaires. Chacun sait bien que l’écho des thèses racistes, antisémites et homophobes d’Houria Bouteldja est voisin de zéro. Quant au décolonialisme, auquel l’indigénisme se rattache mais qui recouvre quantités d’autres thématiques, il représente bien un corpus structuré. Néanmoins, les études sur son influence dans nos campus concluent le plus souvent à un rôle marginal. Et, quoi qu’il en soit, ses propositions méritent débat parce qu’elles se fondent sur une réalité indiscutable : celle de l’existence d’injustices «épistémiques», c’est-à-dire d’injustices qui se caractérisent par les inégalités d’accès, selon l’appartenance raciale ou de genre, aux positions académiques d’autorité.

D'une façon générale, il ne fait aucun doute que la communauté scientifique a, dans le passé, largement légitimé l'idée de la supériorité des hommes sur les femmes, des Blancs sur les Noirs, des «Occidentaux» sur les autochtones, etc. Mais, à partir de ce constat, les décoloniaux refusent la possibilité d'un point de vue universaliste et objectif au profit d'une épistémologie qui aurait «une couleur et une sexualité». Ce faisant, ils oublient Fanon dont pourtant ils revendiquent l'héritage : «Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. […] Ce n'est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n'est pas dépositaire de valeurs spécifiques.» Nous devons choisir le débat plutôt que l'invective.

L’obsession antimulticulturaliste

Quant à l'obsession antimulticulturaliste («prêchi-prêcha», écrivent-ils), elle est ignorante de ce qu'est vraiment ce courant intellectuel. A de nombreux égards, ce dernier propose une conception de l'intégration différente de celle cherchant à assimiler pour égaliser. Il est donc infondé de le confondre avec une vision ethno-culturelle du lien politique. Restituer à l'égal sa différence, tel est le projet du multiculturalisme, destiné en définitive à aller plus loin dans l'instauration de l'égalité que n'était parvenue à le faire la solution républicaine classique. Le meilleur de ce projet, mais non nécessairement sa pente naturelle, est sa contribution à ce que l'un de nous nomme la «décolonisation des identités» (Alain Renaut), conciliation que les crimes de la colonisation avaient rendue extrêmement difficile. Bref, nous sommes très éloignés du «prêchi-prêcha».

Enfin, un mot sur la «haine des Blancs». Cette accusation est non seulement stupéfiante si elle veut rendre compte des travaux universitaires, mais elle contribue à l’essentialisation «racialiste» qu’elle dénonce. En effet, elle donne une consistance théorique à l’apparition d’un nouveau groupe, les Blancs, qui auparavant n’était pas reconnu, et ne se reconnaissait pas, comme tel. Dès lors, en présupposant l’existence d’une idéologie racialiste anti-française, anti-blanche, on inverse les termes victimaires en faisant de la culture dominante une culture assiégée. Ce tour de passe-passe idéologique ne peut servir que l’extrême droite identitaire.

Toutes nos remarques critiques montrent qu’au lieu d’amorcer un nécessaire débat, la tribune ici analysée témoigne du déni dont pourtant des intellectuels non clairement identifiés sont accusés. Comment interpréter ce «manifeste» autrement que comme un appel à censurer ?

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