Faut-il voir la réalité en séries pour qu’elle soit définitivement réalisée ? C’est le sentiment que j’ai eu en retrouvant les héros de la belle série This Is Us (Dan Fogelman, NBC, 2016, diffusée sur Canal +) absents des écrans depuis sept mois : ah, le choc de les découvrir avec masques et gel dans ce premier épisode de la saison 5 ! Au moins dans les scènes consacrées à leurs tribulations présentes, car la série se construit entre différentes temporalités - celle de l’enfance des personnages centraux, les «Trois», Kate, Kevin et Randall, faux triplés qui sont censés fêter leurs 40 ans lors de cet épisode ; celle de la jeunesse de leurs parents, Rebecca et Jack Pearson ; celle enfin, parallèle, de la tragédie du père biologique de Randall, William - qui a conduit ce dernier à abandonner le nouveau-né, déposé dans la grande tradition mélo devant une caserne de pompiers.
La série renoue ainsi avec son pilote, qui mêlait d’emblée le présent et le passé - l’anniversaire des 36 ans de Kate, Kevin et Randall, et le jour de leur naissance -, et affichait sa méthode - revenir en boucle sur les événements du passé, et nous permettre de les comprendre de multiples nouvelles façons. Il dévoilait progressivement le lien qui unit ces trois personnes si différentes, un homme noir, une femme et un homme blancs : l’événement fondateur de la série, l’accouchement de Rebecca, enceinte de triplés, la naissance de jumeaux, Kate et Kevin, la tragédie de la mort du troisième bébé, et l’adoption le même jour par le couple Pearson du bébé afro-américain abandonné.
Cette saison 5, dont le tournage a démarré en septembre, se branche de manière étonnante (même pour cette série très réaliste) sur l'actualité. This Is Us n'a jamais auparavant évoqué le contexte politique. L'épisode nous y plonge en trois temps : une déclaration de Madison, enceinte de Kevin suite à un coup d'un soir : «Ça arrive juste au moment où le monde entier s'effondre.» «Tu parles du virus ?» demande Kevin. Précision nécessaire, le monde s'écroule aux Etats-Unis de multiples façons, avec le meurtre de George Floyd par des policiers de Minneapolis, les émeutes qui s'ensuivent, les incendies, la présidence catastrophique de Donald Trump… Le port du masque par les personnages de la série est un geste tout à la fois politique et éducatif.
Après l'échange entre Madison et Kevin, un second temps nous conduit chez Beth et Randall pour une scène qui ressemble comme deux gouttes de gel à un spot de santé publique. Tous les personnages tiennent leurs distances dans cette série si affective - y compris Kate tout émue de la nouvelle de la paternité de Kevin (des jumeaux de surcroît, c'est un peu lourdingue), se contentant de mimer un câlin («air hug»).
Tourné en pleine campagne présidentielle, l'épisode rappelle que le masque est un marqueur politique, comme l'exprimait clairement le mépris de Donald Trump lors du premier débat avec Joe Biden, son geste de défi arrachant le masque de retour à la Maison Blanche après son épisode Covid-19, ses partisans systématiquement démasqués dans les meetings. Le masque, symbole de souci d'autrui, confirme la position morale de la série, centrée sur le care. Et malgré le sentiment d'inquiétante étrangeté que crée sa présence sur les personnages, il n'est pas plus grand que celui qu'on éprouve devant ces séries et ces films actuels sans trace de la pandémie.
La pédagogie va plus loin, puisque Randall, troisième temps, découvre sur son portable la nouvelle de la mort de George Floyd, qui va le bouleverser de façon spécifique. A partir de là, This Is Us affronte la question de la race, par un retour réflexif sur la trajectoire de Randall, enfant noir élevé dans une famille blanche, aimante et «colorblind» : on se souvient des scènes embarrassantes à la piscine où Rebecca tient à le tartiner de crème solaire comme ses frère et sœur, de la phase où Randall sidère sa famille en voulant fréquenter une famille afro-américaine ou aller à l'université Howard.
Le réalisme de This Is Us est là, dans ce rapport individuel à la réalité sociale, la mort de George Floyd ajoutant un poids supplémentaire à la charge portée par Randall (i.e. par le génial Sterling K. Brown) et les personnages noirs de la série, William, Beth, Déjà, Malik.
Rappelons que la réflexivité de The Walking Dead tenait à ce que la série nous faisait comprendre de nous et de notre transformation morale progressive. This Is Us nous fait ainsi revenir sur notre propre attachement à la famille Pearson, ancré dans le geste multiplement caring d'adoption de Randall qui aboutit à un déni de sa couleur. Randall est dans un moment sceptique, de doute sur ce qu'il est et d'où il vient - l'affaire George Floyd le jour de son anniversaire lui fait réaliser que non, pour lui, ce n'est pas un jour d'anniversaire, il ne sait même pas quel est son vrai jour de naissance, il s'est juste retrouvé à l'hôpital en même temps que Kevin et Kate. Fêter son anniversaire avec eux lui apparaît non seulement comme une corvée, mais comme une violence. Et nous, fans de la série, réalisons que ce que nous voyons depuis le début comme une belle histoire d'intégration et d'amour a aussi été une histoire de déni. C'est la leçon de This Is Us - sur ses personnages, et sur nous-mêmes.
Randall, dans une scène clé de la fin de l'épisode, rappelle à sa sœur ce qu'était être noir élevé par une famille blanche qui ne parlait pas de race, d'avoir à se débrouiller seul pour vivre et penser le meurtre de Jonny Gammage par la police de Pittsburgh en 1995. Kate vient de prendre conscience du racisme systémique de l'Amérique, mais pour Randall rien de nouveau… sauf qu'il «n'en peut plus d'essayer de leur faire plaisir et "d'éviter le malaise"» - moment vertigineux, où c'est la série qui s'adresse à «nous» et à notre confort moral.
Ce moment de rupture rejoint d'autres gestes de séries telles Mrs. America (FX) qui décrit le sort fait par les féministes blanches connues à la première candidate noire à la présidence, Shirley Chisholm, ou encore Watchmen et Lovecraft Country (HBO) qui reviennent l'un et l'autre sur des épisodes collectivement refoulés de l'histoire américaine (le massacre de Tulsa). The Comey Rule (Showtime) ironise sur les illusions de supériorité morale (self-righteousness) des politiques de tout bord lors de l'élection de Trump en 2016, convaincus qu'il n'oserait pas s'en prendre aux institutions américaines… et à eux. Il importe qu'une série comme This Is Us, portée par NBC (comme jadis The West Wing), et au large public, revendique le «nous» non comme consensus ou majorité, mais comme prise en compte des voix étouffées. Cela démontre l'enjeu de la culture populaire et des combats à venir aux Etats-Unis, qui seront culturels.
Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Fœssel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L’Heuillet.