Hugues Fontaine vient de publier Ménélik. Une Abyssinie des photographes (1868-1916)(Amarna, 2020), après son Arthur Rimbaud photographe (Textuel, 2019). Il revisite l'histoire technique et politique de la photographie en Éthiopie, à la fin du XIXesiècle.
Pouvez-vous nous parler du projet à l’origine de ce livre, où se dessine un certain Alfred Ilg dans l’ombre de Ménélik ?
Le point de départ est une exposition qui s’est tenue au musée d’Art moderne Gebre Kristos Desta Center d’Addis Abeba en 2016, produite par l’ambassade de Suisse pour commémorer le centième anniversaire de la mort d’Alfred Ilg ; j’en étais le commissaire. Intitulée « L’Ingénieur et le Roi », elle était consacrée aux relations de l’ingénieur suisse Alfred Ilg et du roi des rois d’Éthiopie, Ménélik II (1844-1913).
Ilg est arrivé en Éthiopie en 1878, il va y rester jusqu'en février 1906 ; il devient un familier du roi. Ménélik voulait un technicien à tout faire : des chaussures comme des fusils ou des cartouches, des ponts, des routes… Accompagné de deux compatriotes, qui quitteront assez vite le pays, désabusés par le comportement du roi à leur égard, Ilg s'installe en Ethiopie. Il y fonde un foyer et gagne la confiance du souverain. Il devient après la bataille d'Adoua (1er mars 1896) conseiller diplomatique du roi. Il est nommé betwedded, le « bien-aimé », titre rarement accordé à un étranger. Il se voit chargé de la construction du ghebbiimpérial, l'ensemble de bâtiments à l'intérieur d'une « enceinte » qui, au sommet de la colline, fonde la ville « nouvelle » : Addis Abeba, la « nouvelle fleur », va peu à peu s'étendre autour de ce point central. Alfred Ilg a apporté de Suisse deux appareils photographiques : une chambre du DrKrügener de format 9×12 cm et un appareil stéréoscopique Verascope Richard. Il photographie abondamment le palais et la ville qui se construisent.
Vue du palais impérial (Ghebbi) et de la ville naissante Addis-Abeba, fin des années 1890. © Musée d’ethnographie de l’université de Zurich, VMZ_346_22_049.
Les spectateurs de l’exposition de 2016 ont été particulièrement intéressés par ces images. La proximité de l’université voisine a fait aussi que beaucoup d’étudiants et de jeunes artistes (le public habituel du Gebre Kristos Desta Center) sont venus visiter l’exposition. La maison d’Alfred Ilg, en contrebas de Piassa, existe toujours 130 ans plus tard. Elle a failli être détruite en 2003 : c’est la mobilisation d’artistes et d’intellectuels, dont l’architecte Fasil Ghiorgis, qui en a permis la sauvegarde. Elle a été classée alors au patrimoine de la municipalité d’Addis Abeba. L’ambassade de Suisse m’a alors proposé de réaliser un ouvrage qui pourrait illustrer ce que nous aurions voulu exposer dans la maison d’Ilg transformée en espace d’accueil pour les jeunes du quartier (avec l’idée de les sensibiliser aux valeurs du patrimoine).
Le livre a comme sous-titre : « Une Abyssinie des photographes (1868-1916) ». Pourquoi ?
Abyssinie est le nom que portent les hautes terres du pays que Ménélik va nommer Éthiopie. C'est le nom par lequel on désigne en Europe, dans la seconde moitié du XIXe siècle, cette région de la corne de l'Afrique. Grâce aux progrès que connait la photographie naissante, les voyageurs occidentaux engagés dans des « expéditions scientifiques » ou « commerciales » (c'est le terme qu'ils utilisent) sont nombreux à ajouter à leur panoplie un appareil de photographie. Jusqu'à la fin des années 1870, la technique photographique reste assez contraignante.
Charles Guillain utilise le daguerréotype lors de son voyage sur la côte orientale de l'Afrique 1846-1848, mais s'il a fait à Zanzibar un portrait légendé « Femme de Gouragué », je ne pense pas qu'il ait pris de photographies en Éthiopie. En 1868, c'est un corps de photographes, six hommes sous le commandement du sergent John Harrold, rattachés à la 10e Compagnie des Royal Engineers de l'armée des Indes britanniques, qui, les premiers, photographient l'Éthiopie. Il faut tenir compte avant eux du missionnaire anglican Henry Stern qui a fait des photographies dès 1860, mais on n'a jamais retrouvé ses épreuves et l'on ne connaît ses images qu'à travers quelques gravures. Les photographes des Royal Engineers font partie de l'invraisemblable expédition militaire envoyée par la reine Victoria pour punir le roi des rois Théodoros II, qui retient captifs des otages britanniques et allemands.
Le rôle de ces photographes consistait à reproduire par la photographie des dessins, des relevés, des cartes topographiques, pour permettre l’acheminement des troupes à travers les montagnes sur près de 650 kilomètres jusqu’à la citadelle naturelle de Magdala où s’était réfugié Théodoros. Ils étaient équipés d’un imposant matériel de prise de vue, d’une tente photographique qui servait de chambre noire, car ils utilisaient des plaques de verre qui devaient être sensibilisées au collodion humide, la meilleure technique de l’époque. Il est intéressant de noter que photographie et topographie vont de pair. On retrouve cette association chez les photographes de l’Éthiopie qui suivront. Au début des années 1880, l’invention et surtout la diffusion de la plaque sèche au gélatino-bromure d’argent permettent de photographier sur le terrain sans avoir à développer les plaques immédiatement. C’en est fini de l’émulsion humide particulièrement complexe à employer quand il fait chaud. Les temps de pose sont raccourcis, ce qui permet l’instantané. C’est ainsi le début d’une documentation photographique remarquable sur « l’Éthiopie moderne ».
Je reproduis dans mon livre certaines des photographies de l'« Expédition d'Abyssinie », d'autant que le jeune Sahle Maryam, le futur Ménélik, a été lui-même retenu prisonnier à la cour de Théodoros avant de s'échapper et de devenir negus, « roi du Choa ». Je raconte une histoire de l'Éthiopie sous le règne de Ménélik vue à travers les photographies prises par ces voyageurs occidentaux. Ils viennent d'Europe, mais aussi de Russie et des États-Unis d'Amérique. La collection de photographies constituée par Alfred Ilg, les photographies qu'il a faites et d'autres qu'il possédait prises par certains de ses contemporains (il y en a un millier, conservées aujourd'hui à Zurich) a la part belle dans le livre. J'ai également rassemblé beaucoup d'autres images prises jusqu'en 1916 provenant de sources très diverses. Ménélik est mort depuis trois ans, c'est une façon de prendre en compte quelques portraits de son successeur, le Lidj Iyasu, dont une histoire des photographies, entamée par Behanu Abebe, Éloi Ficquet, Wolbert Smidt, Estèle Sohier, mériterait d'être considérée dans son ensemble à travers une publication entière.
Une partie importante du livre est consacrée au roi lui-même, à ses portraits.
Ménélik assis dans la Nacke-Doppel-Phaeton 35 CV apportée par Bede Bentley en décembre 1907. © Bildarchiv Österreichische Nationalbibliotek.
En effet, et certains sont remarquables, comme celui qui est reproduit en couverture, que l'on doit à un certain Hénon, photographe et topographe de la « mission commerciale et scientifique » conduite par Brémond en 1883. Alphonse Hénon, sous-lieutenant de cavalerie au 2e Hussard, a obtenu un congé de l'armée pour se joindre à cette mission. Hénon rapporte bien en France, à la fin de l'année 1887, après cinq années passées en Éthiopie, plus de cinq cents plaques de verre et des levés topographiques. Certaines de ses photographies sont connues à travers de rares tirages, mais surtout grâce à des gravures parues dans L'Illustrationet par ce fameux portrait du roi portant un feutre dont un contretype du négatif a été sauvegardé par Alfred Ilg. On ne sait pas ce que sont devenues ses plaques photographiques. Hénon, qui est démissionnaire de l'armée en 1887 et qui compte repartir pour l'Éthiopie pourvu d'une mission officielle auprès de Ménélik muni de fonds du gouvernement français, échoue et disparaît mystérieusement dans la nature après l'échec de ses projets — et avec lui, ses photographies.
Je raconte aussi la fabrication d’une photographie du roi vu de profil, coiffé d’une tiare, et qui sert à la fabrication d’une monnaie nationale et d’une série de timbres, emblèmes de souveraineté. Le roi lui-même était intéressé par la photographie et l’on connait un portrait photographique où il tient à la main un appareil stéréoscopique Verascope. Celui d’Alfred Ilg ? Ou du publiciste français Hugues le Roux ?
Photomontage représentant Ménélik de profil coiffé d’une tiare, ayant servi à la réalisation du thaler d’argent et d’une série de timbres postaux. Photo originale Léon Chefneux, ca 1884.
D'autres photographies témoignent de l'intérêt pour toutes sortes d'instruments de ce roi qui cherche à moderniser son pays en introduisant les techniques du monde industriel de la deuxième moitié du XIXe siècle. Une photographie assez étonnante montre « le baptême du premier moteur à pétrole ».
Quel lien y a-t-il entre Ménélik, Ilg et Rimbaud ?
En 1887, Rimbaud rencontre Ménélik qui n'est encore que roi du Choa. Il vient livrer sa caravane de fusils, une mauvaise affaire montée avec Pierre Labatut, un négociant français qui a conquis les bonnes grâces du roi. La rencontre se passe mal. Ménélik, qui vient de conquérir la ville de Harar, où Rimbaud a séjourné à deux reprises, ne veut plus payer les armes réformées que Rimbaud apporte. Il faut l'intervention d'Alfred Ilg, probablement séduit par ce Français pas ordinaire, pour que Rimbaud ne reparte pas bredouille. On retrouve à cette occasion Alphonse Hénon, qui prend fait et cause pour la veuve éthiopienne de Labatut et réclame à Rimbaud de l'argent. L'ancien poète devenu aventurier rencontre aussi à Entotto l'explorateur français Jules Borelli ; ensemble, ils font la route qui relie Ankober à Harar, vingt jours de marche par un itinéraire à travers les monts Tchercher que les Européens ne connaissaient pas, et que Ménélik a ouvert en revenant de Harar avec son armée. Rimbaud en parlera dans sa fameuse « Lettre au Directeur du Bosphore égyptien ». Borelli fait des photographies et il se peut que, chemin faisant, Rimbaud ait utilisé son appareil pour (re)faire lui-même des photographies. C'est du moins une hypothèse que je fais à partir d'un registre que j'ai trouvé au Weltmuseum de Vienne, rédigé par un savant autrichien, Philipp Paulitschke.
Le lien entre le livre Arthur Rimbaud photographe (2019) et Ménélik. Une Abyssinie des photographes (2020), c'est donc un travail partagé sur ces voyageurs occidentaux qui se mettent à utiliser l'appareil photographique pour enregistrer les minutes de leurs explorations. C'est aussi la combinaison sur le terrain de deux démarches, celles du photographe et du topographe. Rimbaud avait le projet de faire, à l'instar de Georges Révoil, l'explorateur du pays somali qu'il avait croisé à Aden, un livre qu'on dirait aujourd'hui ethnographique, composé de gravures faites d'après photographies (on ne sait pas encore à l'époque reproduire directement des photographies) et de cartes.
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L'ouvrage Ménélik. Une Abyssinie des photographes (1868-1916) est disponible sur http://www.menelik.eu/. Il a été produit dans le cadre d'un projet de distribution pour ses deux éditions en langue amharique et anglaise dans les universités, lycées et bibliothèques d'Éthiopie, projet soutenu par l'ambassade de Suisse à Addis Abeba. Le livre existe aussi dans une édition en langue française.
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