Les travailleurSEs du sexe souffrent terriblement de la crise sanitaire et de l’impossibilité de travailler en période de couvre-feu et de confinement. On pourrait penser le moment propice pour mettre de côté les grands principes théoriques et regarder un peu plus concrètement comment on survit quand tout est fait pour priver de revenus une communauté déjà précaire en «temps normal».
Au printemps dernier, les députées Clémentine Autain et Danièle Obono de la LFI avaient interpellé le gouvernement pour soutenir les revendications de fonds d'urgence afin de répondre à la crise. Or, depuis tout ce temps, monsieur Mélenchon lui est resté silencieux, peut-être trop occupé à travailler à ses ambitions personnelles.
On se souvient de ses propos malheureux «personne ne voudrait que sa fille» ou encore d'arguments d'autorité «le corps n'est pas une marchandise» pour affirmer avant tout des principes qui se résument à dire le bien et le mal, mais qui ne servent strictement à rien pour les personnes concernées, si ce n'est ajouter un peu plus de stigmatisation.
Aucune leçon tirée de la crise sanitaire
Depuis plusieurs mois, les travailleurSEs du sexe survivent. Quelques unes sont décédées des suites du COVID19, parfois en combinaison avec l’infection à VIH qui fragilise le système immunitaire. D’autres ont vu leur santé mentale fortement impactée, allant jusqu’au suicide.
La communauté des travailleurSEs du sexe s’est retrouvée extrêmement isolée avec un refus catégorique de Marlène Schiappa pour toute aide qui ne serait pas conditionnée à la «sortie de la prostitution». Les forces de gauche avaient un boulevard immense pour dénoncer l’inaction gouvernementale et soutenir les revendications, mais à l’exception des deux députées mentionnées ci-dessus, elle est restée muette.
La pandémie mondiale a révélé les défaillances d’un état et d’une idéologie revendiquant officiellement de protéger les «victimes de la prostitution» mais qui n’apporte rien de concret pour réellement soutenir l’ensemble des travailleurSEs du sexe qui n’entreront jamais dans un «parcours de sortie» dont les conditions arbitraires et discriminantes sont régulièrement dénoncées.
Le but des défenseurs de la pénalisation des clients était de tarir le marché de la demande pour des services sexuels. «Sans demande des clients, plus de prostitution» disaient ils. C’est pourtant précisément ce que signifie le confinement. Plus aucun revenu. Mais étrangement, la «prostitution» est toujours là. Les travailleurSEs du sexe non seulement n’ont pas disparu, mais se retrouvent à devoir choisir entre ne plus manger, se retrouver à la rue faute de payer son loyer ou sa chambre d’hôtel, et prendre le risque de se contaminer et de contaminer son entourage en bravant le confinement. Cette situation a été surnommée le «coronabolitionnisme».
Silence aux sollicitations
De quoi la gauche a t’elle peur? de reconnaitre l’existence d’un mouvement social qui existe en France depuis 1975? de reconnaitre la légitimité et la capacité politique de personnes censées être des victimes incapables par essence, un ’lumpenprolétariat’ souffrant de fausse conscience, ou bien au contraire de ’petits-bourgeois’ dénoncées comme un «lobby de proxénètes»? Ou s’agit il tout bêtement de ne pas vouloir se confronter à une réalité qui pourrait contredire les vieux dogmes jamais remis en question?
Les travailleurSEs du sexe comprennent très bien que le message derrière le mot «abolition» c’est qu’on préférerait que nous n’existions pas. On rêve d’une société sans nous. Au point qu’au quotidien cela consiste à ignorer totalement notre existence. Tout est fait pour que nous n’existions plus, et comme si nous n’existions pas.
La gauche qui défend tellement la laïcité, préfère subventionner et avoir pour interlocuteur des associations catholiques qui se chargent de parler à la place de. Et tant pis si on trouve des propos LGBTphobes sur leur site Internet. Tant pis si l'approche morale et répressive favorise le VIH, le COVID, la précarité, l'exploitation, ou l'exposition aux violences. On en trouvera même qui justifieront politiquement que celles qui 'choisissent' leur sort doivent en payer les conséquences au nom du bienfondé de l'objectif idéologique qui prétend représenter la «majorité silencieuse», toutes «les femmes» de la planète, et le bien de toute «la société».
Un bilan de la loi ignoré
Le rôle d'un député n'est pas que de voter les lois mais également de les évaluer. Une évaluation de la loi était censée être remise en avril 2018 et c'est seulement en juin dernier qu'elle a finalement été discrètement publiée sur le site du ministère de la Justice, après une saisine par une journaliste de la Commission d'Accès aux Documents Administratifs (CADA). Le bilan est sévère contre la gouvernement accusé de ne pas apporter les moyens de sa politique, et rien ne semble fonctionner. Le nombre de travailleurSEs du sexe n'a pas diminué. En revanche, la «prostitution des mineurs» explose, et la traite des êtres humains augmente elle aussi.
Les organisations de travailleurSEs du sexe ont elles mêmes produit leur propre rapport d'évaluation en reprenant les mêmes questions posées par le gouvernement. Ce document a été envoyé à l'ensemble des députés et sénateurs. Qu'attend monsieur Mélenchon pour s'en saisir? Le gouvernement ne veut surtout pas rouvrir le débat parlementaire parce qu'il sait que les critiques sont unanimes, y compris du côté des défenseurs de la loi, pour dire que son application est mauvaise. La LFI va t'elle laisser la stratégie gouvernementale sans aucune opposition ou au contraire faire son travail en pointant ce qui ne va pas? Va t'elle demander à la commission des lois ou celle des affaires sociales de procéder à des auditions et à une évaluation?
Que signifie «abolir la prostitution»?
Au lieu d'un travail de fond, nous découvrons une «version actualisée» datant de novembre 2020 du programme 'l'Avenir en commun' qui n'a rien d'actualisé en ce qui concerne le travail du sexe. Une seule ligne au chapitre 1er, sixièmement, énonce «abolir la prostitution» comme sur une liste de courses. Juste ces trois mots.
Nous aimerions en fait en savoir plus, pour surtout savoir concrètement ce que cela veut dire, parce que l'abolitionnisme originel d'une Josephine Butler au Royaume-Uni ou d'un Yves Guyot en France consistaient surtout à lutter contre la réglementation, et contre la prohibition. L'abolitionnisme revendiqué par les défenseurs de la pénalisation des clients aujourd'hui n'est plus le même que celui de ces fondateurs, puisqu'au lieu de «tolérer la prostitution» et de défendre la liberté des prostituées face aux politiques punitives et coercitives, il reprend une logique issue de l'hygiénisme social suédois à savoir l'élimination du mal.
Ce n’était pas faute d’avoir été prévenues par Josephine Butler qui voyait déjà les dérives que pouvaient prendre certains courants des premiers mouvements abolitionnistes:
<span class="css-901oao css-16my406 r-1qd0xha r-ad9z0x r-bcqeeo r-qvutc0">"</span><span class="css-901oao css-16my406 r-1qd0xha r-b88u0q r-ad9z0x r-bcqeeo r-qvutc0">Beware</span><span class="css-901oao css-16my406 r-1qd0xha r-ad9z0x r-bcqeeo r-qvutc0"> of </span><span class="css-901oao css-16my406 r-1qd0xha r-b88u0q r-ad9z0x r-bcqeeo r-qvutc0">purity</span><span class="css-901oao css-16my406 r-1qd0xha r-ad9z0x r-bcqeeo r-qvutc0"> workers [who are]…ready to accept and endorse any amount of coercive and degrading treatment of their fellow creatures in the fatuous belief that you can oblige human beings to be moral by force." </span>
La question du travail sexuel a toujours fait débat au sein des mouvements pour l'émancipation des travailleurs, qui ont évidemment rapidement adopté l'abolitionnisme contre les politiques précédentes. Ils étaient en effet très critiques des politiques dites bourgeoises accusées d'hypocrisie. Par exemple quelques extraits d'une correspondance de Friedrich Engels à Auguste Bebel, datée du 22 décembre 1892:
Tant que la prostitution ne peut pas être complètement supprimée, le premier commandement pour nous devrait je crois être de libérer complètement les filles de toute législation d'exception. Ici au moins en Angleterre, on s'en rapproche à peu près ; il n'y a pas de « police des mœurs », pas de contrôle ni d'examens médicaux, mais les pouvoirs de la police sont toujours surdimensionnés, parce qu'il est illégal de tenir une <i>disorderly house </i>[un bordel] et que toute maison où une fille habite et reçoit des visiteurs peut être traitée comme telle. Mais même si cela n'est appliqué que par exception, les filles sont toujours soumises à d'horribles chantages de la part des policiers. Cette liberté relative des filles vis-à-vis de contraintes policières dégradantes leur permet de se préserver globalement un caractère autonome et respectable, d'une façon inconcevable sur le continent. Elles voient leur situation comme un malheur inévitable qui leur est un jour tombé dessus et où elles doivent se retrouver, mais qui à part cela ne doit pas nécessairement affecter leur caractère et leur estime de soi, et quand elles trouvent l'occasion de sortir de leur profession elles la saisissent, le plus souvent avec succès. [...] Il faut que les filles puissent accéder à des cours gratuits sur les maladies vénériennes, là au moins la plupart d'entre elles apprendront à faire attention à elles. Blaschko nous a envoyé un exposé sur le contrôle médical où il est obligé de reconnaître que ça ne sert absolument à rien ; s'il était cohérent avec lui-même, il devrait en tirer la conclusion que la prostitution doit être libre de toute restriction et protéger les filles contre l'exploitation, mais cela semble totalement utopique en Allemagne. […]
Cet extrait montre qu'un des grands penseurs du marxisme, le compagnon de longue date de Marx lui-même, défendait un abolitionnisme qui consistait à imaginer une société sans prostitution, mais que tant que le capitalisme empêchait sa disparition, il s'agissait d'abolir toute mesure punitive ou de contrôle, reconnaissant ainsi la nécessité de décriminaliser, y compris le travail du sexe en intérieur, qui aujourd'hui est encore réprimé par une législation sur le proxénétisme à la définition très large. L'«abolition» signifiait alors avant tout abolir les lois sur la «prostitution», et cela n'empêchait pas de reconnaitre le caractère professionnel du travail sexuel, pour accéder aux droits, à l'information, et à la protection, en attendant de saisir une occasion de cesser ce travail lorsque désiré. En somme, un abolitionnisme dans lequel pouvait se retrouver les mouvements de travailleurSEs du sexe : aider les personnes qui veulent arrêter, et accorder des droits et protections aux personnes qui continuent d'exercer.
De nos jours, à cause des dérives sémantiques et de politiques de plus en répressives au nom de l’abolition, la plupart des travailleurSEs du sexe se sont détournées de cette utopie, voire la rejettent entièrement. Les défenseurs contemporains de l’abolitionnisme ne semblent d’ailleurs pas toujours comprendre ce qu’ils défendent, comme s’il leur importait surtout d’apparaitre comme de gentils garçons à la bonne moralité qui répètent à l’envi une mantra assez convenue: l’exploitation c’est mal.
Tout le monde est d’accord avec ça, reste à savoir comment on lutte contre l’exploitation dans les industries du sexe. On peut faire comme si elle disparaitra avec le travail sexuel lui-même, ou on peut envisager des solutions plus concrètes et pragmatiques en attendant le grand soir, comme le droit du travail, la syndicalisation, bref les mêmes outils que ceux forgés par les luttes des travailleurs.
La question qui se pose est peut être davantage celle de l'acceptation ou non, des travailleurSEs du sexe comme des travailleurs légitimes, à égalité avec les autres travailleurs, au sein d'une même classe. La France Insoumise acceptera t'elle que pour contribuer au programme de l'Avenir en commun les analyses et revendications des mouvements de travailleurSEs du sexe ne sont pas négligeables, et éviteront ils des échecs supplémentaires?... que seulEs les travailleurSEs du sexe en exercice subissent au quotidien dans leur chair.
EDIT : On me signale que le programme dit un peu plus que «abolir la prostitution» avec en effet le passage suivant.
On regrettera cependant que «toutes formes de répression» ne soit pas plus clair, comme par exemple sur la question de la pénalisation des clients et du proxénétisme, que seules les victimes de traite puissent bénéficier de papiers, ou que la «sortie de la prostitution» apparaisse encore comme le principal (seul?) programme cité justifiant de dégager des moyens financiers.