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Libération
Chronique «Résidence sur la terre»

Gimme danger

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
Dans un parc de Barcelone, à la nuit tombée, Iggy Pop nous montre la voie à suivre, celle de l’ardeur et du danger.
publié le 13 novembre 2020 à 17h16

Le soir, alors que tous les feux sont éteints, je fais des tours dans le parc Joan-Miró. Je cours, je fais des tours sur ce terrain sablonneux et j’écoute Iggy Pop, avec ou sans les Stooges, rugir dans mes oreilles. I’ve got lust for life. Lust for life. Et je ne saurais mieux dire. J’ai soif moi aussi. Tout est sec et obscur, à cette heure comme à toutes, et nous avons autant de chances de mourir d’ennui et d’inanition que d’autre chose. Gimme danger, little stranger. Je rêve de risque et de déséquilibre, je rêve de danger. Le vrai danger, puissant, trouble, vicié, celui qui nous entraîne et nous rejette de l’autre côté des choses, changé, neuf. Je rêve de sauvagerie. Je vois le corps d’Iggy Pop onduler devant moi dans ce parc Joan-Miró hanté par quelques silhouettes égarées, quelques chiens en laisse, je vois son corps ardent, celui des débuts, liane féroce et élastique, je le vois crier, s’emmêler dans le fil du micro, tomber, ramper, se jeter dans la foule, se rouler dans les bris de verres, se relever ensanglanté, rattraper le micro et reprendre son hurlement, aaaarghh ! Je passe à Fun House, le deuxième album des Stooges, diamant radical, cri de rage, bruit total, dans lequel Iggy réduit son spectre vocal déjà limité pour l’ouvrir vers l’animal, et ce n’est plus un hurlement, c’est un feulement, un jappement de bête, et il y a là la folie, la rage et l’absurdité d’être humain - il y a le danger. Je continue à courir, j’ai mal aux jambes mais peu importe, je veux tomber, m’écorcher, je veux sentir quelque chose. «No fun to hang around / Feeling the same old way / No fun my babe / No fun.»

Le danger est le contraire de la peur. Dans le danger de vivre il y a l'audace, la puissance qui vous pousse dans le dos et vous trouble, la drogue qui accélère le cœur et l'intensité redoublée, la possibilité de tomber ; vivre est un risque que nous décidons de prendre. La mort est le règne de ceux qui n'auront pas tenté. Nous tâtonnons dans un halo de peur, nous hantons les encéphalogrammes plats, et nous voulons du risque, de l'ardeur. Les temps sont incertains ? Comme toujours ! Et la peur vendue en grandes surfaces est avant tout le terreau politique idéal pour contrôler des citoyens bien sages, bien dociles. Oubliez la peur, et vous serez libres. «It's another year for me and you / Another year with nothing to do.» Quand les Stooges débarquent, en 1967, c'est l'irruption de la crasse, de la folie, du danger dans le rock. Ils sentent déjà, alors que l'heure est à l'insouciance, que quelque chose tremble sous ce ruban des apparences - ils s'en emparent et le mettent en scène. L'enjeu est inverse aujourd'hui : aller voir ce qui vit encore sous le voile de tristesse et d'abattement, ce qui désire et cherche son chemin en nous, et le brancher sur l'ampli. Gimme danger, little stranger. Je rêve que nous parvenions à remplacer la peur par le danger, la consternation par la rage. Tout à coup nous courons et nous nous roulons dans les bris de verre, nous avalons toutes les substances, tous les liquides ; j'entends un cri de rage et d'effroi, et c'est le nôtre.

Iggy laisse la place, par la grâce de la programmation aléatoire, au territoire glam pailleté de Queen. «Tonight I’m gonna have myself a real good time / I feel alive live live and the woooorld, I’ll turn it inside out, yeah / I’m floating around in ecstasy / So don’t stop me now.» Je saute sur un palmier, rebondis sur une balançoire, repars en dansant - cette chanson me rend toujours hystérique de joie. «Don’t stop me now / ‘Cause I’m having a good time / Don’t stop me now / I don’t want to stop at all…» Nous sommes tous des êtres en fusion prêts à prendre feu. Nous voulons des rêves neufs, des salles bondées, des DJ déments, des aubes sanglantes. Rendez-nous le danger d’être en vie, de crier, de nous tromper. Rendre n’est pas le bon terme : on ira les chercher nous-mêmes. On ne veut plus d’ordres, de coercition, de votre ton condescendant. On veut bien du collectif, du bon sens, mais être pris pour des imbéciles, pas tellement. Les temps ne sont jamais plus incertains que d’autres. Ce qu’il y a, en revanche, ce sont des époques plus fébriles et plus couardes. Gimme danger, little stranger. Poussons les curseurs. Nous sommes prêts à mourir de danger, mais pas de peur.