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Arnaque à la nigériane

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Qui n'a jamais reçu de mail étrange et alléchant proposant une fortune en guise d'héritage ? Derrière ces messages qui finissent souvent dans les poubelles des messageries se cache toute une histoire qui mérite d'être prise au sérieux.
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publié le 18 novembre 2020 à 16h06
(mis à jour le 18 novembre 2020 à 18h32)

Questions à... Nahema Hanafi, Maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine, Université d'Angers, TEMOS (Temps, Monde, Sociétés, UMR 9016). Elle vient de publier L'Arnaque à la nigériane aux éditions Anacharsis. Ses recherches portent sur les études de genre et les approches intersectionnelles; la sociohistoire des pratiques d'écriture ; et l'histoire socioculturelle du corps et de la médecine.

Qui sont les brouteurs qui procèdent à ces arnaques « à la nigériane » ?

Le terme brouteur qualifie les cybercriminels ivoiriens, dénommés Yahoo Boys au Nigéria ou Sakawas au Ghana, qui recourent à l'ingénierie sociale, une technique de manipulation psychologique de leurs victimes. Parmi un large panel d'escroqueries, ils s'adonnent à l'arnaque « à la nigériane », une fraude à l'avance de frais envoyée par voie postale depuis le Nigéria des années 1970 qui s'est ensuite développée en Afrique de l'Ouest, via internet, au cours des années 2000. La Côte d'Ivoire fait aujourd'hui partie des premiers pays expéditeurs.

Les brouteurs ont pour point commun d'être des jeunes hommes de 15 à 25 ans, souvent déscolarisés, mais parfois diplômés, qui agissent individuellement ou en groupe. Ils vivent généralement dans la métropole abidjanaise, où de nombreux cybercafés leur permettent d'officier. Ces cyber-escrocs font face à des difficultés économiques importantes, dues à un chômage massif des jeunes, qui les empêchent d'accéder au statut d'adulte supposant la capacité à « entretenir » une épouse et une famille. Leurs activités s'insèrent ainsi dans les « petits métiers » de l'économie informelle grâce à laquelle la majorité des jeunes Ivoiriens subviennent à leurs besoins.

Face à une « économie des désirs inassouvis », pour reprendre Achille Mbembe (« A propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, 2000), ils composent dans l'arnaque « à la nigériane » un « masque blanc » en tout point contraire à eux-mêmes : celui d'une vieille femme française ayant fait fortune en exploitant les richesses naturelles du continent africain. Atteinte d'un cancer et sans héritier·e, celle-ci entend léguer son héritage à un·e compatriote, qui devra verser un acompte pour débloquer les fonds. Les brouteurssont donc d'habiles créateurs de miroirs, dans lesquels ils invitent leurs victimes à se regarder, pour y trouver leur perte.

Pourquoi qualifiez-vous ce phénomène de banditisme social décolonial ?

Le banditisme social, tel qu'il a été théorisé à propos de milieux ruraux européens et latino-américains du XVIe au XIXe siècle par Eric J. Hobsbawm (Les bandits, 1969), est le fait de jeunes hommes pauvres se présentant comme des justiciers de leur groupe social : en bande, ils s'en prennent aux possédants. Ils en recevaient d'ailleurs une certaine considération, tandis qu'un vaste système de redistribution garantissait l'adhésion de la plupart. Pour Hobsbawm, le bandit social « refuse d'accepter le rôle traditionnel des pauvres et acquiert sa liberté au moyen des seules ressources dont il dispose, à savoir la force, la bravoure, la ruse et la détermination ».

Or les brouteurs partagent un certain nombre de points communs avec ces bandits sociaux, notamment parce qu'ils moralisent l'arnaque en indiquant qu'ils volent aux riches/Blancs pour redistribuer aux pauvres/Noirs. Ils inscrivent ainsi leurs activités cybercriminelles dans l'histoire de l'Afrique de l'Ouest et de ses relations pluriséculaires avec les anciennes puissances esclavagistes et coloniales. Par la mobilisation de la figure du bandit au grand cœur, les cyber-escrocs élaborent une version amendée d'un Robin des bois décolonial. En articulant la redistribution du gain (auprès des leurs et de leur groupe social) à la réparation de la domination occidentale, ils mêlent les enjeux sociaux, raciaux et économiques pour donner une portée politique à l'entourloupe.

Que l'on doute ou non de la sincérité du propos renvoyant à une certaine esthétique politique de l'accaparement, l'arnaque « à la nigériane » constitue une véritable expérience d'empouvoirement en ce qu'elle opère une inversion des rapports de pouvoir. Quand Le Milliardaire [nom que s'est attribué un brouteur, ndlr], du haut de ses 17 ans, s'exclame « Pas besoin de faire une classe de lettres pour gruger un Blanc », comment oublier la « mission civilisatrice » de la France coloniale, la supériorité intellectuelle et culturelle qu'elle présupposait ? On pense au rire de Franz Fanon, le rire du colonisé jaillissant face à l'énonciation des « valeurs » qui légitiment son oppression (Les damnés de la terre, 1961). Ces ricanements sont pleinement audibles dans les arnaques « à la nigériane » ; aussi illégales soient-elles, elles sont un lieu d'expérimentation d'une redéfinition de soi en rupture avec l'intériorisation d'une infériorité de « l'homme africain ». Cette prise de pouvoir symbolique et économique consacre un nouveau modèle de réussite virile, fondé sur l'ingéniosité et la réappropriation des discours coloniaux et humanitaires sur l'Afrique, signe d'une volonté d'émancipation des anciennes servitudes.

Comment une historienne peut-elle travailler sur ce sujet ?

Ce livre a occasionné divers tourments à l'historienne que je suis, habituée à manier les correspondances épistolaires, mais celle du siècle des Lumières européennes à l'issue d'une patiente recherche dans les archives. Or les arnaques « à la nigériane » se sont imposées à moi : elles m'ont été directement envoyées dans ma boîte mail et m'ont propulsée dans le très contemporain en même temps qu'elles déplaçaient mon regard vers l'Afrique de l'Ouest. Pourtant, j'y ai vu différents échos, car elles ressemblent étrangement, dans leur procédé, aux « lettres de Jérusalem » concoctées par des bandits français à la fin du XVIIIe siècle. Les circulations de l'intrigue, ses sédimentations et reconfigurations en fonction des contextes sociohistoriques, mais aussi technologiques, se sont avérées passionnantes.

J'ai ainsi répondu à l'interpellation qui m'était faite, sans toutefois vouloir duper les brouteurs à mon tour en me faisant passer pour une victime potentielle. J'en serais venue à produire des sources, exercice pour le moins vertigineux pour une historienne ! J'ai alors rassemblé la cinquantaine d'arnaques « à la nigériane » reçues ces dernières années et les ai confrontées à celles qui sont régulièrement postées sur le site arnaqueinternet.com par des internautes (parfois victimes), afin de connaître les suites données au premier courriel.

La lecture approfondie des spams n'a fait que renforcer une curiosité tenace : qui se cache donc sous ce « masque blanc » d'agonisante fortunée ? Quels sont les rêves et aspirations des expéditeurs ? Je me suis alors abonnée au compte Facebook ou Instagram d'une dizaine de cyber-escrocs, à la manière d'une « amie » demeurant toutefois fort discrète. Ceci m'a permis d'appréhender leurs selfies et commentaires comme de véritables journaux intimes numériques afin d'étudier leurs propres représentations de soi, ainsi que la construction du « masque noir » des brouteurs sur les réseaux sociaux. Parce que ces méthodes ont parfois suscité une forme d'inconfort méthodologique de ma part (trop habituée que j'étais à m'entretenir avec les morts), le livre est aussi un carnet de recherche et une invitation à poursuivre l'échange. Il est ma réponse aux brouteurs.

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Il faut saluer les éditions Anacharsis qui proposent de découvrir des ouvrages inédites ou redécouvrir des études classiques des sciences sociales qui invitent à décentrer le regard, de l’Océanie à l’Amérique en passant par l’Afrique.

43 rue Bayard, 31000 Toulouse

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