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Blog «Géographies en mouvement»

Géographie des territoires: qui gagne et qui perd?

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Au lendemain des élections américaines, qui ont dévoilé un pays plus fracturé que jamais, l’occasion nous est donnée de s’attarder sur un phénomène capital pour comprendre notamment le succès de Donald Trump : les inégalités territoriales.
(c) Tania Pougin
par
publié le 18 novembre 2020 à 12h18
(mis à jour le 18 novembre 2020 à 12h25)
Renaud Duterme
Les différences de niveau de richesse entre territoires ne datent évidemment pas d’hier. Depuis l’Antiquité, il est aisé de constater des oppositions successives entre des Centres accaparant les ressources au détriment de Périphéries, au mieux délaissées, souvent exploitées. Malgré des limites indéniables, cette notion de Centre-Périphérie garde une certaine pertinence et permet d’expliquer encore aujourd’hui les disparités Nord-Sud, à titre d’exemple.
Cela étant dit, ces cinquante dernières années, de profondes mutations socio-économiques ont durablement transformé les relations territoriales. Mondialisation, affaiblissement des droits de douane, liberté des mouvements de capitaux (et dans une moindre mesure des personnes), financement de la dette via les marchés, privatisations, multinationalisation des entreprises, conteneurisation, transport aérien, développement d’internet: autant de facteurs qui vont peu à peu reléguer des régions, des villes, voire des pays entiers à une position de subordination vis-à-vis des grandes entreprises, des fonds d’investissements, mais aussi des touristes, des étudiants ou encore des grosses fortunes. Bref, une série d’acteurs ayant en commun de pouvoir se «délocaliser» du jour au lendemain.
Se met dès lors en place une compétition au sein de laquelle les territoires, fixes par nature, pour trouver leur place dans la grande hiérarchie mondiale, doivent à tout prix séduire et satisfaire les desideratas des forces les plus mobiles[1].
En ressort inévitablement une tendance selon laquelle certains vont parvenir à tirer leur épingle du jeu et à trouver leur place au sein des grands réseaux internationaux, et d’autres, plus éloignés des grands nœuds de communication, de commerce et de richesses, être peu à peu relégués et considérés comme «obsolètes». Nous ne sommes pas très loin du concept de destruction créatrice[2] de Schumpeter, si ce n’est que les territoires, eux, ne peuvent disparaître…

Vers un idéal-type des territoires…

Ces territoires, qu’ils soient «gagnants» ou «perdants» ne constituent pas des ensembles homogènes. Subsistent en leur sein de nombreuses disparités et souvent de profonds rapports d’exploitation et de domination. Il n’empêche que, indépendamment de leur localisation, de nombreux traits communs peuvent être observés, laissant entrevoir un idéal-type[3] pour chacune des catégories.
Le tableau ci-dessous propose ainsi une liste de caractéristiques se retrouvant fréquemment dans telle ou telle situation. Cette liste n’est ni exhaustive, ni exclusive et subsistent de nombreuses situations hybrides.
À noter que, si la notion «gagnant-perdant» peut-être connotée négativement, elle ne se place que vis-à-vis des exigences du capitalisme mondialisé (ce que l’historien Fabian Scheidler nomme avec raison la Mégamachine[4]) et ne reflète en rien un quelconque jugement de valeur.

Territoires «gagnants»

Territoires «perdants»

Localisation

· Régions centrales (capitales, grandes villes, bords de mer…) ou proches des centres économiques

· Régions pourvues d’une ressource convoitée (pétrole, charbon, plages, attraction touristique…)

· Forte connexion aux réseaux nationaux et internationaux (aéroports, ports, gares, autoroutes…)

· Régions périphériques (zones rurales et petites villes éloignées des grands pôles urbains ou quartiers pauvres des villes)

· Régions dépourvues de ressources convoitées

· Faible connexion aux réseaux nationaux et internationaux

Paysage

· Entretien et mise en valeur

· Recherche esthétique (espaces verts, mobilier urbain, prouesses architecturales, rénovation du bâti…)

· Infrastructures efficientes (réseaux de transports en commun, routes, gestion de l’eau…)

· Manque d’entretien du bâti

· Focalisation sur l’aspect «pratique» (bêton, parkings, autoroutes…)

· Infrastructures défaillantes

· Friches, vestiges industriels, commerces délaissés, quartiers abandonnés

Économie

· Régions dynamiques

· Faible taux de chômage

· Attraction des capitaux

· Siège de nombreuses entreprises

· Prisée par les touristes et les étudiants

· Régions peu dynamiques

· Taux de chômage élevé

· Fuite/désintérêt des capitaux

· Peu de sièges d’entreprises

· Activités de sous-traitance (entrepôts, usines…)

· Activités «dépassées» ou délocalisées (mines, industries, agriculture…)

Tendances politiques

· Forte attention de la part des partis politiques

· Présence des instances de pouvoir (siège des partis, des grands médias, parlements, banques, universités…)

· Délaissés par les partis politiques au pouvoir

· Inaudibles dans les grands médias (si ce n’est pour vanter un côté pittoresque)

· Sentiment d’abandon et de déclassement propice au vote contestataire et à la recherche de boucs émissaires

· Abstentionnisme

Composition de la Population

· Jeune et dynamique

· Forte diversité ethnique et culturelle

· Forte proportion de profils très «qualifiés»[5] (cadres, professions libérales…)

· Intégrée aux grands flux internationaux

· Cosmopolitisme vanté et assumé

· Vieillissante (déclin démographique)

· Relativement homogène (ethnie, religion, culture)

· Forte proportion de profils moins «qualifiés» (ouvriers, employés, fonctionnaires…)

· Moins intégrée aux grands flux internationaux

· Vision plus conservatrice (référence à un passé plus prospère)

Difficultés principales

· Loyers élevés

· Congestion

· Pauvreté

· Insécurité

· Toxicomanie

· Sentiment d’exclusion

· Éloignement des services publics (santé, transport, éducation…)

· Souvent proche des nuisances (bruit, pollution…)

· Émigration des jeunes qualifiés

Plusieurs remarques peuvent et doivent être faites suite à ce panorama:

1. La mise en compétition va systématiquement privilégier les territoires déjà gagnants, notamment par des mécanismes auto-entretenus. Plus un territoire est prospère, plus il incitera des entreprises à venir installer leurs activités principales, attirera des touristes et des habitants aisés et plus il aura la confiance des grands investisseurs. À l’inverse, les territoires perdants sont très souvent exclus de ces flux, ce qui renforce leur position difficile.
Ce qui est singulier à notre époque est la vitesse à laquelle la roue peut tourner. Une région prospère peut se retrouver rapidement au cœur d’une dynamique mortifère en raison d’une délocalisation, de la fermeture d’un secteur ou d’un évènement «exceptionnel» (pensons à certaines zones touristiques désertées par l’épidémie de covid-19).
2. On constate de plus en plus une absence de liens entre ces deux catégories. De nombreux territoires gagnants possèdent davantage de connections avec leurs homologues, quand bien même ceux-ci se trouvent sur un autre continent, qu’avec des zones géographiquement plus proches mais dont les différences sont telles qu’elles semblent relever de deux mondes totalement différents. Bien sûr, des relations se font, notamment via les trajets des navetteurs vers les centres urbains pourvoyeurs d’emplois. Mais globalement, de nombreux territoires se retrouvent enclavés, d’une façon ou d’une autre, alimentant la méconnaissance, voire de la méfiance et du mépris. Condescendance vis-à-vis des «perdants» (vus comme des bouseux, des ploucs, voire des ignorants et des racistes par une élite urbaine); critique vis-à-vis des «gagnants», considérés comme déconnectés des réalités. Ce sentiment est un des principaux facteurs qui encouragent une vision considérée comme «conservatrice» dans bien de ces régions qui ne parviennent à trouver leur place dans la nouvelle réalité socio-économique, alors que les habitants de ces régions ont pourtant «joué le jeu»[6] de la mondialisation, avec les résultats que l’on connait. Le fait que la quasi-totalité des grands médias se trouve dans les grands centres économiques et urbains accentue cette déconnexion et ce sentiment de non-représentation dans les régions reculées, encore attesté récemment par l’étonnement de nombreux journalistes quant au succès du phénomène Trump après ses quatre ans de présidence[7].
3. D’aucuns objecteront que ce tableau généralise, voire simplifie des situations extrêmement différentes et beaucoup plus complexes. Mais l’objectif n’est pas de fournir une vérité absolue. Le but est de proposer une grille de lecture pouvant être tout ou en partie transposable et surtout permettant de comprendre différents phénomènes dans lequel les inégalités territoriales jouent un rôle crucial. De nombreuses questions de géographie électorale trouvent ainsi leur principale explication dans cette fracture territoriale (de nouveau, Trump a raflé une grande majorité des États éloignés des grands centres urbains des États-Unis)[8] ; tout comme l’émergence de replis communautaires (montée du sentiment religieux dans les zones délaissées) ; l’opposition à des mesures considérées à tort ou à raison comme écologiques (mouvement des gilets jaunes[9]); ou encore le soutien de populations à des projets destructeurs pour l’environnement mais pourvoyeurs de retombées économiques (aéroports, extraction de ressources…).
En définitive, se focaliser sur les inégalités territoriales revient à pointer les contradictions de notre système économique et à considérer comme impossible la résolution de nombreux problèmes sans des politiques de redistribution et de solidarité, non seulement entre individus, mais aussi et surtout entre territoires.

[1] Pour en savoir plus sur cette compétition entre territoires, lire Duterme Renaud, Petit manuel pour une géographie de combat, Paris, La Découverte, 2020.

[2] Au sein du capitalisme et au fil des époques, des activités disparaissent tandis que d'autres émergent, en particulier sous l'influence des évolutions technologiques et sociétales.

[3] Défini selon Wikipédia «comme une catégorie qui aide à comprendre à ou théoriser certains phénomènes sans prétendre que les caractéristiques de ce type se retrouvent toujours et parfaitement dans les phénomènes observés» (je souligne).

[4] Scheidler Fabian, La fin de la mégamachine – Sur les traces d'une civilisation en voie d'effondrement, Paris, Le Seuil, 2020.

[5] De nouveau, cette notion de qualification est ici employée avant tout par rapport aux normes imposées par l'idéologie dominante.

[6] Selon l'expression du géographe Christophe Guilluy.

[7] Malgré sa défaite, le nombre d'électeurs ayant voté pour le président sortant est en augmentation par rapport à 2016.

[8] Mendel Alexandre, Chez Trump. 245 jours et 25.000 miles dans cette Amérique que les médias ignorent, Paris, L'Artilleur, 2020.

[9] Coquard Benoît, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.