Renaud Duterme
Les
différences de niveau de richesse entre territoires ne datent évidemment pas
d’hier. Depuis l’Antiquité, il est aisé de constater des oppositions
successives entre des Centres accaparant les ressources au détriment de
Périphéries, au mieux délaissées, souvent exploitées. Malgré des limites
indéniables, cette notion de Centre-Périphérie garde une certaine pertinence et
permet d’expliquer encore aujourd’hui les disparités Nord-Sud, à titre
d’exemple.
Cela
étant dit, ces cinquante dernières années, de profondes mutations
socio-économiques ont durablement transformé les relations territoriales. Mondialisation,
affaiblissement des droits de douane, liberté des mouvements de capitaux (et
dans une moindre mesure des personnes), financement de la dette via les marchés,
privatisations, multinationalisation des entreprises, conteneurisation,
transport aérien, développement d’internet: autant de facteurs qui vont peu
à peu reléguer des régions, des villes, voire des pays entiers à une position
de subordination vis-à-vis des grandes entreprises, des fonds
d’investissements, mais aussi des touristes, des étudiants ou encore des grosses
fortunes. Bref, une série d’acteurs ayant en commun de pouvoir se
«délocaliser» du jour au lendemain.
Se
met dès lors en place une compétition au sein de laquelle les territoires,
fixes par nature, pour trouver leur place dans la grande hiérarchie mondiale,
doivent à tout prix séduire et satisfaire les desideratas des forces les plus
mobiles. En
ressort inévitablement une tendance selon laquelle certains vont parvenir à
tirer leur épingle du jeu et à trouver leur place au sein des grands réseaux
internationaux, et d’autres, plus éloignés des grands nœuds de communication,
de commerce et de richesses, être peu à peu relégués et considérés comme
«obsolètes». Nous ne sommes pas très loin du concept de destruction
créatrice de
Schumpeter, si ce n’est que les territoires, eux, ne peuvent disparaître…
Ces
territoires, qu’ils soient «gagnants» ou «perdants» ne
constituent pas des ensembles homogènes. Subsistent en leur sein de nombreuses
disparités et souvent de profonds rapports d’exploitation et de domination. Il
n’empêche que, indépendamment de leur localisation, de nombreux traits communs
peuvent être observés, laissant entrevoir un idéal-type
pour chacune des catégories. Le
tableau ci-dessous propose ainsi une liste de caractéristiques se retrouvant
fréquemment dans telle ou telle situation. Cette liste n’est ni exhaustive, ni
exclusive et subsistent de nombreuses situations hybrides.
À
noter que, si la notion «gagnant-perdant» peut-être connotée
négativement, elle ne se place que vis-à-vis des exigences du capitalisme
mondialisé (ce que l’historien Fabian Scheidler nomme avec raison la
Mégamachine)
et ne reflète en rien un quelconque jugement de valeur.
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Territoires «gagnants»
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Territoires «perdants»
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Localisation
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·
Régions centrales (capitales, grandes
villes, bords de mer…) ou proches des centres économiques
·
Régions pourvues d’une ressource
convoitée (pétrole, charbon, plages, attraction touristique…)
·
Forte connexion aux réseaux nationaux
et internationaux (aéroports, ports, gares, autoroutes…)
|
·
Régions périphériques (zones rurales et
petites villes éloignées des grands pôles urbains ou quartiers pauvres des
villes)
·
Régions dépourvues de ressources
convoitées
·
Faible connexion aux réseaux nationaux
et internationaux
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Paysage
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·
Entretien et mise en valeur
·
Recherche esthétique (espaces verts,
mobilier urbain, prouesses architecturales, rénovation du bâti…)
·
Infrastructures efficientes (réseaux de
transports en commun, routes, gestion de l’eau…)
|
·
Manque d’entretien du bâti
·
Focalisation sur l’aspect «pratique»
(bêton, parkings, autoroutes…)
·
Infrastructures défaillantes
·
Friches, vestiges industriels,
commerces délaissés, quartiers abandonnés
|
Économie
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·
Régions dynamiques
·
Faible taux de chômage
·
Attraction des capitaux
·
Siège de nombreuses entreprises
·
Prisée par les touristes et les
étudiants
|
·
Régions peu dynamiques
·
Taux de chômage élevé
·
Fuite/désintérêt des capitaux
·
Peu de sièges d’entreprises
·
Activités de sous-traitance (entrepôts,
usines…)
·
Activités «dépassées» ou
délocalisées (mines, industries, agriculture…)
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Tendances politiques
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·
Forte attention de la part des partis politiques
·
Présence des instances de pouvoir
(siège des partis, des grands médias, parlements, banques, universités…)
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·
Délaissés par les partis politiques au pouvoir
·
Inaudibles dans les grands médias (si
ce n’est pour vanter un côté pittoresque)
·
Sentiment d’abandon et de déclassement
propice au vote contestataire et à la recherche de boucs émissaires
·
Abstentionnisme
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Composition de la Population
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·
Jeune et dynamique
·
Forte diversité ethnique et culturelle
·
Forte proportion de profils très
«qualifiés»
(cadres, professions libérales…)
·
Intégrée aux grands flux internationaux
·
Cosmopolitisme vanté et assumé
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·
Vieillissante (déclin démographique)
·
Relativement homogène (ethnie,
religion, culture)
·
Forte proportion de profils moins «qualifiés»
(ouvriers, employés, fonctionnaires…)
·
Moins intégrée aux grands flux
internationaux
·
Vision plus conservatrice (référence à
un passé plus prospère)
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Difficultés principales
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·
Loyers élevés
·
Congestion
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·
Pauvreté
·
Insécurité
·
Toxicomanie
·
Sentiment d’exclusion
·
Éloignement des services publics
(santé, transport, éducation…)
·
Souvent proche des nuisances (bruit,
pollution…)
·
Émigration des jeunes qualifiés
|
Plusieurs remarques peuvent et
doivent être faites suite à ce panorama:
1.
La mise en compétition va systématiquement privilégier les territoires déjà
gagnants, notamment par des mécanismes auto-entretenus. Plus un territoire est
prospère, plus il incitera des entreprises à venir installer leurs activités
principales, attirera des touristes et des habitants aisés et plus il aura la
confiance des grands investisseurs. À l’inverse, les territoires perdants sont
très souvent exclus de ces flux, ce qui renforce leur position difficile.
Ce
qui est singulier à notre époque est la vitesse à laquelle la roue peut
tourner. Une région prospère peut se retrouver rapidement au cœur d’une
dynamique mortifère en raison d’une délocalisation, de la fermeture d’un
secteur ou d’un évènement «exceptionnel» (pensons à certaines zones
touristiques désertées par l’épidémie de covid-19).
2.
On constate de plus en plus une absence de liens entre ces deux catégories. De
nombreux territoires gagnants possèdent davantage de connections avec leurs
homologues, quand bien même ceux-ci se trouvent sur un autre continent, qu’avec
des zones géographiquement plus proches mais dont les différences sont telles
qu’elles semblent relever de deux mondes totalement différents. Bien sûr, des
relations se font, notamment via les trajets des navetteurs vers les centres
urbains pourvoyeurs d’emplois. Mais globalement, de nombreux territoires se
retrouvent enclavés, d’une façon ou d’une autre, alimentant la méconnaissance,
voire de la méfiance et du mépris. Condescendance vis-à-vis des
«perdants» (vus comme des bouseux, des ploucs, voire des ignorants et
des racistes par une élite urbaine); critique vis-à-vis des
«gagnants», considérés comme déconnectés des réalités. Ce sentiment
est un des principaux facteurs qui encouragent une vision considérée comme
«conservatrice» dans bien de ces régions qui ne parviennent à
trouver leur place dans la nouvelle réalité socio-économique, alors que les
habitants de ces régions ont pourtant «joué le jeu» de
la mondialisation, avec les résultats que l’on connait. Le fait que la
quasi-totalité des grands médias se trouve dans les grands centres économiques
et urbains accentue cette déconnexion et ce sentiment de non-représentation
dans les régions reculées, encore attesté récemment par l’étonnement de
nombreux journalistes quant au succès du phénomène Trump après ses quatre ans
de présidence. 3.
D’aucuns objecteront que ce tableau généralise, voire simplifie des situations
extrêmement différentes et beaucoup plus complexes. Mais l’objectif n’est pas
de fournir une vérité absolue. Le but est de proposer une grille de lecture
pouvant être tout ou en partie transposable et surtout permettant de
comprendre différents phénomènes dans lequel les inégalités territoriales
jouent un rôle crucial. De nombreuses questions de géographie électorale
trouvent ainsi leur principale explication dans cette fracture territoriale (de
nouveau, Trump a raflé une grande majorité des États éloignés des grands
centres urbains des États-Unis) ;
tout comme l’émergence de replis communautaires (montée du sentiment religieux
dans les zones délaissées) ; l’opposition à des mesures considérées à tort
ou à raison comme écologiques (mouvement des gilets jaunes);
ou encore le soutien de populations à des projets destructeurs pour
l’environnement mais pourvoyeurs de retombées économiques (aéroports,
extraction de ressources…). En
définitive, se focaliser sur les inégalités territoriales revient à pointer les
contradictions de notre système économique et à considérer comme impossible la
résolution de nombreux problèmes sans des politiques de redistribution et de
solidarité, non seulement entre individus, mais aussi et surtout entre
territoires.
Pour en savoir plus sur
cette compétition entre territoires, lire Duterme Renaud, Petit manuel pour
une géographie de combat, Paris, La Découverte, 2020.
Au sein du capitalisme
et au fil des époques, des activités disparaissent tandis que d'autres
émergent, en particulier sous l'influence des évolutions technologiques et
sociétales.
Défini selon Wikipédia
«comme une catégorie qui aide à comprendre à ou théoriser certains
phénomènes sans prétendre que les caractéristiques de ce type se
retrouvent toujours et parfaitement dans les phénomènes observés»
(je souligne).
Scheidler Fabian, La
fin de la mégamachine – Sur les traces d'une civilisation en voie
d'effondrement, Paris, Le Seuil, 2020.
De nouveau, cette
notion de qualification est ici employée avant tout par rapport aux normes
imposées par l'idéologie dominante.
Selon l'expression du
géographe Christophe Guilluy.
Malgré sa défaite, le
nombre d'électeurs ayant voté pour le président sortant est en augmentation par
rapport à 2016.
Mendel Alexandre, Chez
Trump. 245 jours et 25.000 miles dans cette Amérique que les médias ignorent,
Paris, L'Artilleur, 2020.
Coquard Benoît, Ceux
qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La
Découverte, 2019.