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Libération

Un petit coup de chaud

Chronique «Résidence sur la terre»dossier
Pourquoi la dérive autoritaire ne soulève-t-elle pas un «Black Lives Matter» français ?
publié le 4 décembre 2020 à 18h56

Fermez les yeux, c’est un jeu - pas celui de l’île déserte mais presque. Si vous ne deviez garder que trois choses, allez quatre, de votre existence actuelle au sein de cette société, qu’est-ce que ce serait ? Le gouvernement français lève le bras en premier, c’est à lui de parler : eh bien ce serait le travail, la famille, la patrie, et la sécurité bien sûr aussi. Vous rouvrez les yeux : vous auriez mieux fait de les garder fermés. Vous, vous aviez choisi autre chose, mais bon on s’en fout, vous avez raté votre tour. Vous aviez, innocent que vous êtes, choisi ce qui vous fait vraiment tenir debout, la musique, la vie sociale, la liberté, le cinéma, marcher dans l’air frais. Ah, fucking hippies ! Vous vous nourrissez d’art et d’utopie, c’est ça ? Visiblement, oui.

Le durcissement de la politique gouvernementale est à comprendre ainsi : l’ordre est essentiel à notre survie, à la différence de la réflexion et de l’émotion. L’ordre doit tenir quand tout tremble autour - ce qui inclut la possibilité du dérapage.

Les innombrables violences policières durant le mouvement des gilets jaunes (devenues nombrables grâce au formidable travail de David Dufresne), la mort de Steve Maia Caniço à Nantes, chaque jour de nouveaux éclats de haine : quelque chose de puissamment rance est à l’œuvre à l’intérieur du corps de police, dont souffre l’ensemble du corps de la société française - lesquels, heureusement, ne se confondent pas.

Comment ces trois années, de manière générale, et l’affaire Michel Zecler en particulier, ne débouchent-elles pas sur un mouvement global, comme ce fut le cas pour la mort de George Floyd ? Cette mort emblématique, nous l’avons pourtant déjà eue à mille reprises, depuis Adama Traoré jusqu’à Steve Maia Caniço. Qu’y a-t-il de si solidement vaseux dans cette République de France pour que ses statues tiennent encore debout alors que tout vacille ? Il y a des atavismes si puissants, des conservatismes si ancrés, des certitudes si vieilles et fallacieuses, capitale-du-monde, phare-des-lumières, qui continuent à aveugler ceux qui pourtant rôdent dans de vastes cimetières sous la lune, avachies banlieues du monde. Il y a des élus dont la jeunesse et l’apparent bonapartisme ont pu faire croire, un moment, qu’ils incarneraient le changement alors qu’ils sont les pires arrières mondes qui soient. Il y a un système de représentation politique qui fige dans le marbre le cynisme et la pyramide sociale.

La lutte contre le racisme dans la police ? Oh, cela ne nous concerne pas. La lutte contre la domination masculine ? Vous rigolez, tout ça c’est réglé en France - il y a eu 68 je vous rappelle. Le combat écologiste ? On fait déjà beaucoup, beaucoup, c’est aux autres de s’y mettre maintenant. A chaque vague, à chaque combat, dont les embruns menaceraient l’idyllique République de France, on écarte d’un revers de main : excusez-moi, vous avez dû vous tromper de porte, ici c’est le pays des Lumières. Black Lives Matter peut bien s’épandre sur la planète entière, le mouvement s’arrête tel le nuage de Tchernobyl à la frontière de l’immarcescible royaume.

Il faudra pourtant accepter les examens de conscience et l’entière rénovation de l’institution policière, en particulier de son inspection générale, qui porte bien son surnom de grande blanchisseuse. Sans un sentiment d’impunité partagé, les coups portés à Michel Zecler n’auraient pu l’être avec autant de rage débridée. C’est parce qu’on se sait protégés par une hiérarchie, encouragés par un préfet, soutenus par un ministre, couverts par des supérieurs et des collègues, que l’on peut frapper ainsi. C’est parce qu’on se pense bien au chaud dans un système de peur et de haine, que l’on croit appartenir à un ensemble de valeurs largement partagé, qu’on se sent en droit de faire cela. Ce n’est pas une dérive, c’est un p’tit coup de chaud parfaitement justifiable - ce qui fut d’ailleurs fait.

Car oui, visiblement la police est traquée, et c’est pour cela qu’elle craque parfois. Vous plaisantez ? Qui est traqué, le gars qui n’est pas de la couleur qu’il faut ou le type à matraque et lacrymo ? Les migrants qui installent leurs tentes sur la place de la République ou le corps républicain qui vient les déloger comme des sous-hommes ? Cette vieille ritournelle de la traque et de la pression est honteuse et dégradante.

Il faut donc une hiérarchie pour en arriver là. Or qui a nommé le préfet de police Lallement, dont on ne compte plus les méfaits ? Le président de la République, dans le but affiché de calmer ses ouailles. Qui a nommé Darmanin, même sous le coup d’une plainte pour viol, au poste de ministre de l’Intérieur, et fait mine aujourd’hui d’être dépassé par sa créature ? Le même, pour serrer les vis. Macron pourrait les désavouer tous les deux et rétablir le calme ; il ne le fera pas. Il préfère s’enferrer dans ses passions tristes, dans son assise régalienne. On savait qu’il s’entourait mal ; on a désormais compris que c’était un choix.

Ce que nous observons, là, devant nous, c’est un monde à venir. Autorité, sécurité, hygiène, contrôle, calme et absence de volupté. Ce qui est terrible, c’est que l’arsenal juridique voté ces dernières semaines formera une saisissante matraque pour un hypothétique gouvernement d’extrême droite. Ce qui est plus terrible encore, c’est que cette même matraque sert déjà à un gouvernement républicain, qui mérite chaque jour un peu moins son nom.

Cette chronique paraît en alternance avec celles de Paul B. Preciado et d’Emanuele Coccia.