Pour Yves Pascouau, docteur en droit public et spécialiste des questions migratoires, la très restrictive politique européenne d’immigration «aboutit à créer des drames à nos portes». Ce directeur des programmes Europe de l’association Res Publica et chercheur à l’Institut Jacques-Delors estime que l’Union européenne encourage des migrations «dangereuses, désordonnées et irrégulières».
Après l’attentat de Nice commis par un Tunisien sans papiers, Emmanuel Macron a demandé une réforme de Schengen pour renforcer les frontières extérieures de l’Union. Est-ce justifié ?
A chaque fois qu’il y a une pression migratoire ou un attentat terroriste, les gouvernements demandent une réforme de Schengen. Il y a deux ans, le président de la République l’avait déjà exigée, sans faire aucune proposition concrète. Ce n’est pas étonnant, car si l’on regarde posément la façon dont l’espace Schengen fonctionne, on se rend compte qu’il a déjà été considérablement renforcé au cours des dix dernières années. Ainsi, le «code frontières» a précisé la nature des contrôles aux frontières extérieures et les conditions du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. De même, l’UE a renforcé les missions et les moyens de Frontex, l’agence chargée du contrôle des frontières extérieures, notamment en créant un corps européen de 10 000 gardes-frontières. Enfin, Schengen est l’espace au monde qui compte le plus de systèmes informatisés, ce qui permet un échange d’informations entre les Etats : système d’information Schengen (SIS, personnes recherchées, fausse monnaie, objets volés, etc.), Eurodac (empreintes des demandeurs d’asile), système d’information sur les visas, système d’entrée et de sortie, Etias (autorisation d’entrée pour les personnes dispensées de visa, équivalent de l’Esta américain), système européen d’information sur les casiers judiciaires (Ecris). Ces systèmes sont en cours de renforcement et il est prévu de les rendre interopérables d’ici à 2023. En réalité, la seule chose à améliorer, c’est la pratique des Etats, qui n’appliquent pas toujours les règles existantes.
La libre circulation est donc un bouc émissaire ?
Dès qu’il y a un problème, c’est la faute de l’Europe, ici la faute de Schengen. Ce qui permet à Emmanuel Macron de faire le lien entre Schengen et l’attentat de Nice, c’est que son auteur est un Tunisien qui a emprunté une voie migratoire. Or c’est une exception : la très grande majorité des terroristes qui ont agi sur le territoire européen étaient européens. Surtout, le chef de l’Etat semble induire que les frontières nationales vont davantage nous protéger que l’espace Schengen tant qu’il ne sera pas réformé. Or c’est faux : Schengen ou pas, il est difficile d’identifier les terroristes avant qu’ils ne frappent, et surtout ce travail relève des services de renseignement et de police. Une frontière intérieure ne change rien à l’affaire : le terroriste tunisien est certes entré par l’Italie, mais il a franchi la frontière franco-italienne, où les contrôles ont été rétablis en 2015. Si l’on regarde l’espace Schengen, on s’aperçoit qu’il est particulièrement bien surveillé, comme le montre la chute des entrées irrégulières depuis le pic de 2015 : à la suite des réformes mises en place, elles sont désormais retombées à leur niveau de 2012.
Pourtant, la Commission a proposé, en septembre, un énième «Pacte sur l’immigration et l’asile» visant à renforcer davantage les contrôles aux frontières extérieures…
La Commission sait que le débat migratoire est cadenassé par les Etats, qui ne veulent entendre parler que de contrôles et de renvoi des étrangers non admis au séjour. D’où la tonalité répressive de ce paquet qui, par exemple, lie dans un même texte l’asile et le retour : l’idée est de faire le tri en cinq jours, de préférence aux frontières, entre le «bon» demandeur d’asile, qui a vocation à entrer sur le territoire de l’Union, et le «mauvais» migrant économique, qui doit être renvoyé immédiatement. En revanche, on n’a rien sur l’immigration légale, qui se limite à la réinstallation de réfugiés statutaires provenant de pays tiers et à la sélection des «talents».
En clair, l’Europe est une forteresse qui ne cesse d’élever les murs qui l’entourent ?
L’étape suivante, puisque pour l’instant la construction d’un mur physique autour de l’Union n’est pas à l’ordre du jour, c’est la violation voire la limitation des droits fondamentaux des migrants. Les pushback [refoulements de migrants par la force, ndlr] en Méditerranée orientale, qui violent clairement le droit d’asile, ou la tentation de transférer le traitement des demandes d’asile aux pays tiers en sont une illustration.
N’est-ce pas le cas de l’accord avec la Turquie ?
C’est la même logique : on a demandé à la Turquie de contrôler ses frontières avec l’Union, en échange de plusieurs milliards d’euros, afin d’empêcher les demandeurs d’asile d’arriver sur le territoire européen, et donc de faire valoir leurs droits. De plus, la déclaration prévoit le renvoi des demandeurs d’asile depuis la Grèce vers la Turquie, considérée comme un «pays tiers sûr». Or c’est une erreur juridique : la Turquie n’est pas un «pays tiers sûr» tel que défini par une directive européenne, car elle n’applique pas la convention de Genève sur le statut de réfugiés aux non-Européens… Ce qui est paradoxal, c’est que les Européens ont bâti en vingt ans le système d’asile le plus protecteur du monde, mais il ne fonctionne que si la personne a posé son pied sur le territoire de l’Union. Or on ne cesse de renforcer nos frontières extérieures, ce qui empêche les demandeurs d’asile d’y avoir accès par la voie légale.
L’UE, en voulant lutter contre l’immigration illégale, l’encourage en réalité ?
Tout à fait. C’est la même logique que la prohibition aux Etats-Unis : en interdisant la vente d’alcool, on a permis à la mafia de prospérer. En fermant l’accès au territoire, on permet aux réseaux parallèles de prospérer. Ce trafic est non seulement rémunérateur mais, contrairement aux trafics d’armes ou de drogue, personne ne se plaint quand la «marchandise» est perdue ! Dans un réseau de trafic de drogue, si le passeur perd une tonne de cocaïne, il passera un sale quart d’heure…
La politique européenne aboutit donc à ce que 20 000 personnes se soient noyées en Méditerranée depuis 2014…
On aboutit à créer des drames à nos portes, c'est certain. Le pacte de Marrakech prévoyait pourtant qu'il fallait organiser des «migrations sûres, ordonnées et régulières». Quand on regarde la situation aujourd'hui en Europe, on a des migrations dangereuses, désordonnées et irrégulières.
N.B.: entretien paru dans Libération du 30 novembre