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Blog «Coulisses de Bruxelles»

Au sommet européen, l'Etat de droit dans ses bottes

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N’est pas le général de Gaulle ou Margaret Thatcher qui veut, deux dirigeants qui ont bloqué sans trembler et durant de longues années le fonctionnement de l’Europe, le premier dans les années 60, la seconde dans les années 80. Ainsi, après avoir menacé de poser leur veto pour bloquer le cadre financier pluriannuel (CFP) pour la période 2021-2027 et le fonds de relance - un paquet de 1 800 milliards d’euros - afin d’obtenir le retrait du projet de règlement liant le versement de subventions euro
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publié le 14 décembre 2020 à 19h49

N’est pas le général de Gaulle ou Margaret Thatcher qui veut, deux dirigeants qui ont bloqué sans trembler et durant de longues années le fonctionnement de l’Europe, le premier dans les années 60, la seconde dans les années 80. Ainsi, après avoir menacé de poser leur veto pour bloquer le cadre financier pluriannuel (CFP) pour la période 2021-2027 et le fonds de relance - un paquet de 1 800 milliards d’euros - afin d’obtenir le retrait du projet de règlement liant le versement de subventions européennes au respect de l’Etat de droit, la Pologne et la Hongrie sont rentrées dans le rang lors du sommet européen qui s’est ouvert jeudi 10 décembre, sans avoir obtenu ce qu’elles réclamaient.

Les signaux positifs sont venus de Budapest et de Varsovie avant même l’ouverture du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement. Viktor Orbán, le Premier ministre hongrois, pariait dès mercredi sur les «bonnes chances de réussite» du sommet. Jaroslaw Kaczynski, le leader du PiS (Droit et Justice) et vrai patron de la Pologne, estimait au moment où les Vingt-Sept commençaient leurs travaux à Bruxelles : «La situation n’est pas facile, compliquée, mais pour le moment je pense que tout ira bien.» Pour les deux démocraties «illibérales» d’Europe de l’Est, la «déclaration explicative» de quatre pages sur la mise en œuvre du règlement européen contesté, qui est annexée aux conclusions du sommet, est suffisante pour leur permettre de lever leur menace de veto. Il s’agirait même d’une «victoire polono-hongroise» si l’on en croit Viktor Orbán.

Protéger les seuls intérêts financiers

Pourtant, on est très loin de leur but de guerre, le retrait pur et simple du mécanisme sur l’Etat de droit : le texte négocié avec le Parlement européen, qui en faisait, tout comme les pays d’Europe du Nord, une condition sine qua non à son feu vert au CFP (il ne peut pas bloquer le fonds de relance, même si les deux sont liés), va bien entrer en vigueur après son adoption formelle par le Conseil des ministres de l’Union à la majorité qualifiée (55 % des Etats représentant 65 % de la population européenne) et le Parlement européen.

Début novembre, le vice-premier ministre polonais, Janusz Kowalski, tweetait pourtant : «VETO ou la mort : c’est le mot d’ordre symbole de défense de la souveraineté polonaise face aux ambitions non démocratiques et idéologiques des eurocrates»… Pourtant ce texte ne vise pas à protéger les «valeurs de l’Union» en général, mais plus concrètement à sauvegarder ses intérêts financiers. En clair, si l’Etat de droit n’est pas garanti (atteinte à l’indépendance de la justice, obstacles aux enquêtes policières, refus d’appliquer les décisions judiciaires, absence de lutte contre la corruption, etc.) au point de compromettre la bonne utilisation des subventions communautaires, la Commission pourra proposer au Conseil des ministres de suspendre tout ou partie des versements. La décision se prendra à la majorité qualifiée, ce qui enlève tout pouvoir de blocage à la Hongrie et à la Pologne. Une bombe atomique, puisque chaque année ces pays reçoivent l’équivalent de plus de 4 % de leur PIB de l’UE…

Pour Varsovie et Budapest, soutenus par le gouvernement populiste slovène, il s’agirait d’une violation des traités européens, puisqu’il existe déjà un article 7 visant à sanctionner les atteintes aux valeurs européennes, dont l’Etat de droit, article qui présente l’avantage, vu des démocraties illibérales, de ne pouvoir être activé qu’à l’unanimité moins la voix du pays visé… Mais, surtout, ces pays craignent que le mécanisme ne soit détourné de son but pour sanctionner un pays qui interdirait l’avortement ou discriminerait les LGBT +, par exemple.

La «déclaration explicative» sur ce mécanisme vise à la fois à «montrer à leurs opinions qu’ils ont obtenu quelque chose», selon les mots d’un ambassadeur européen, mais aussi à dissiper tout malentendu : il s’agit bien de protéger les seuls intérêts financiers de l’Union. Le Conseil européen s’engage aussi à garantir que la procédure sera «objective, juste, impartiale», c’est-à-dire qu’aucune «croisade» ne sera menée contre un gouvernement en raison de sa couleur politique. Mieux, un Etat qui fera l’objet de cette procédure pourra exiger que la question remonte au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement qui «s’efforcera de parvenir à une position commune». C’est donc une procédure de «frein d’urgence» qui est mise en place, même si les sanctions pourront in fine être décidées à la majorité qualifiée. Là, il y a un vrai risque que ce «frein» aboutisse à paralyser le mécanisme sur l’Etat de droit, le Conseil européen, organe intergouvernemental par définition, n’aimant pas statuer à la majorité.

Enfin, ultime concession : les Vingt-Sept demandent à la Commission d’attendre que la Cour de justice de l’Union européenne, qui va être saisie par la Pologne et la Hongrie, statue sur la légalité du règlement avant de proposer des sanctions. Il est précisé que cela ne l’empêchera pas d’enquêter si besoin est, mais cela renvoie de facto l’entrée en vigueur du règlement en 2022. Cet ordre direct donné à un exécutif européen censé être indépendant est totalement inhabituel et semble légalement douteux…

Jeu perdant-perdant

Budapest et Varsovie ne pouvaient espérer obtenir plus. D’une part, les deux capitales étaient isolées : hormis la Slovénie, aucun autre pays d’Europe de l’Est ne les a soutenus. D’autre part, et surtout, maintenir leur veto représentait un vrai risque, celui de voir leur partenaire adopter le fonds de relance en coopération renforcée. Cela les aurait privés de fonds dont elles ont désespérément besoin (23 milliards d’euros pour la Pologne, 4 milliards pour la Hongrie) et elles se seraient quand même retrouvées avec le mécanisme sur l’Etat de droit pour la partie des subventions provenant du budget européen. Autrement dit, le veto était un jeu perdant-perdant, la Pologne et la Hongrie étant économiquement trop dépendantes pour pouvoir entrer en guerre contre l’UE. Et le coût sur le plan de politique intérieure aurait été important, leur population étant, selon les sondages, largement europhile (87 % des Polonais et 85 % des Hongrois soutiennent l’appartenance à l’Union) et acquise au mécanisme sur l’Etat de droit (66 % dans le cas des Polonais, 77 % des Hongrois). Bref, leur bluff n’avait aucune chance de fonctionner et leurs partenaires le savaient.

Photo John Thys. AP

NB: article paru le 12 décembre