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Libération
TRIBUNE

Décoration d’Al-Sissi : «Monsieur le Président, vous avez commis une erreur»

Décorée de la Légion d’honneur en 2009, l’ancienne ministre italienne des Affaires étrangères Emma Bonino exprime son «désarroi» après l’attribution de la Grand-croix au président égyptien. La violation des droits de l’homme dont se rend coupable l’Egypte est un motif suffisant pour s’abstenir d’honorer le chef d’Etat.
Emmanuel Macron et Abdel Fattah al-Sissi à l'Elysée, le 7 décembre. (GONZALO FUENTES/Photo Gonzalo Fuentes. Reuters)
par Emma Bonino, sénatrice de la République italienne, ancienne ministre des Affaires étrangères
publié le 16 décembre 2020 à 14h25

Tribune. Monsieur le Président,

L'attribution de la Légion d'honneur au président de la République égyptienne Al-Sissi a provoqué en moi et auprès de toute l'Italie un grand désarroi et une profonde indignation. Vous connaissez parfaitement toute l'affaire impliquant notre concitoyen Giulio Regeni, arrêté le 25 janvier 2016 et brutalement torturé durant neuf jours avant qu'il ne soit assassiné, comme en témoigne une enquête judiciaire menée par le parquet de Rome.

D’autre part, vous n’êtes pas sans ignorer la situation égyptienne où le même sort a été réservé à plus d’un millier de Regeni, qui ont subi le même destin que le jeune Italien et qui ont disparu dans les prisons du régime, pour la plupart sans inculpation et sans procès.

Je ne connais pas les raisons de l’attribution de cette décoration. Mais quelles qu’elles soient, face à cette situation et aux responsabilités du président égyptien et de son gouvernement, elles sont inacceptables. Je sais parfaitement que la France, comme l’Italie et d’autres pays – de l’UE ou non européens – a d’importants intérêts économiques, commerciaux et géostratégiques à préserver à travers ses relations avec l’Egypte, mais il doit exister une limite aux considérations de realpolitik.

Respect des droits de l’homme et de leur universalité

Ajoutons que de la part d'un pays comme la France, qui à la fin du XVIIIe siècle a offert au monde la première Déclaration des droits de l'homme, le respect des droits de l'homme et leur universalité, devrait être pris en compte au moins dans les mêmes proportions que les intérêts économiques et politiques.

Je ne fais pas partie de ceux qui souhaitent des ruptures ou des tensions diplomatiques. J’ai à cœur les relations avec la France et je considère que la voie du dialogue est préférable. J’aurais aimé que les institutions de l’Etat italien en soient les interprètes. Mais en attendant leur intervention, je m’adresse à vous, monsieur le Président, en ma qualité de sénatrice de la République italienne et, si vous me le permettez, en tant que citoyenne européenne.

Je sais parfaitement que l’Egypte n’est pas le seul pays à commettre des crimes contre les droits fondamentaux de l’homme. De nombreux autres pays les violent et, même en Europe, nous savons combien il est difficile de faire respecter les principes de l’Etat de droit, actuellement contestés par au moins deux membres de l’Union européenne.

Mais c’est précisément pour cette raison que je pense qu’en toutes circonstances, nous ne devons pas nous abstenir de demander aux gouvernements de ces pays de respecter les droits humains et de condamner leurs violations, surtout lorsque celles-ci entraînent l’assassinat d’un innocent ou pour le moins d’une personne qui aurait dû avoir droit à une arrestation publique et un procès équitable. Ce sont des motifs suffisants qui devraient pousser à s’abstenir d’honorer et de récompenser les chefs d’Etat par de hautes distinctions.

L’impunité favorise les atrocités

En 2009, j’ai été décorée de la Légion d’honneur. J’en ai été honorée autant que je suis embarrassée aujourd’hui de me retrouver en telle compagnie.

Au cours des derniers jours, plusieurs amis et collègues italiens ont symboliquement restitué leur Légion d’honneur, non par ressentiment envers les citoyens français, mais pour souligner combien nous pensons que vous avez commis une erreur et pour vous demander de la réparer de la manière que vous jugerez opportune, en partant d’une collaboration plus profonde pour dénoncer ces violations partout où elles sont commises, y compris dans nos pays.

Je suis profondément convaincue que l’impunité favorise les atrocités et c’est d’ailleurs pour cette raison que l’Italie et la France ont œuvré ensemble pour la création de la Cour pénale internationale, du tribunal pour les crimes contre l’humanité commis dans l’ex-Yougoslavie et pour la convention contre la torture à laquelle l’Egypte aussi a adhéré.

Nous devons aller de l’avant dans cette voie difficile, monsieur le Président, et ne pas retourner en arrière en «honorant» ceux qui se rendent responsables de la violation du droit international.